Les expatriés peuvent-ils oublier leur langue maternelle ?

Vivre à l’étranger et baigner dans une culture caractérisée par une langue différente de son idiome maternel peut potentiellement effacer certains automatismes linguistiques. Des linguistes ont étudié la question et ont développé le concept « d’attrition » des langues. 

Nous entretenons avec notre langue maternelle un lien profond et émotionnel, mais elle n’a rien d’immuable. Après quatre ans à Paris, une journaliste du “New York Times Magazine” raconte comment elle a vu son anglais “s’éroder”.

 

La première fois, c’était pendant un dîner. Je parlais à mon mari, qui a grandi à Paris, la ville où nous vivons, et tout à coup, impossible de sortir le mot correctement”, se souvient Madeleine Schwartz. C’est sur la prononciation du “r” en anglais qu’elle a buté. Au lieu de le former à l’anglaise, avec la langue, ce “r” lui est resté en travers de la gorge. Un raclement. À la française. La journaliste américaine fait de ce couac linguistique le point de départ d’un récit très personnel, publié dans The New York Times Magazine.

 

Née d’une mère américaine et d’un père français, elle a grandi entre New York et les forêts alsaciennes. En 2020, elle s’installe à Paris. Les années passant, “j’ai commencé à sentir, à mon grand dam, que mon français, en s’améliorant, contaminait mon anglais”, narre-t-elle. À force de rédiger des e-mails en français – “Veuillez agréer, monsieur, mes salutations distinguées” –, voici ce qu’il arriva :

“Rentrée pour des vacances à New York, j’ai remercié le caissier de [la grande parapharmacie] Duane Reade d’un ‘dear sir’ (‘cher monsieur’). Mes pensées elles-mêmes s’entremêlaient dans d’infinies précautions oratoires, comme si j’avais peur de passer pour une impolie si j’étais trop directe. Ce n’est pas simplement que mon français s’améliorait : mon anglais se dégradait.”

Peut-on oublier sa langue maternelle ? se demande-t-elle. La question peut paraître saugrenue, tant notre langue maternelle semble liée à notre identité… D’ailleurs, “dans bien des langues, on associe les premiers mots que l’on prononce à la maternité : c’est ‘langue maternelle’ en français, en espagnol ‘lengua materna’, en allemand ‘Muttersprache’”, souligne la journaliste.

 

Pourtant, cet enracinement cognitif est plus fragile qu’on ne le pense. Notre langue maternelle peut être délogée par une autre langue ou s’éroder, poursuit-elle. Et cela porte un nom : l’“attrition des langues”. Le phénomène est très documenté chez les enfants, et il semble y avoir un âge charnière : “Un enfant qui cesse de parler une langue avant l’âge de 12 ans peut totalement l’oublier.” Plus tard, la langue ne disparaît pas, mais sa maîtrise peut se détériorer. La journaliste cite la linguiste Julie Sedivy : “Comme un foyer accueillant un nouvel enfant, l’esprit ne peut pas faire entrer une nouvelle langue sans que cela ait des conséquences sur les autres langues déjà présentes.”

 

Merel Keijzer, une linguiste de l’université de Groningue, au Pays-Bas, a étudié un groupe de néerlandophones ayant émigré en Australie à l’âge adulte. Le temps passant, “on entendait davantage de néerlandais dans leur anglais, mais aussi davantage d’anglais dans leur néerlandais”, explique la chercheuse. La journaliste du New York Times Magazine invite justement à embrasser cet entre-deux, qui, assure-t-elle, “comporte de sérieux avantages créatifs”. Et témoigne de la plasticité de notre cerveau, qui s’adapte en permanence.

 

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