Dès son annonce conjointe par le Parti socialiste (PSOE) et Junts, le parti indépendantiste catalan de Carles Puigdemont, le 9 novembre 2023, l’accord sur l’amnistie des dirigeants indépendantistes catalans poursuivis par la justice espagnole suscita des manifestations de colère à Madrid. Les premières eurent lieu le jour même, et elles se poursuivirent dans de nombreuses villes d’Espagne chaque dimanche depuis.
Par Cyril Trépier, Neoma Business School
La signature de l’accord a permis au leader socialiste Pedro Sanchez d’être reconduit au poste de président du gouvernement par le Congrès des députés de Madrid le 16 novembre 2023 à la majorité absolue.
Toutefois, les 7 voix sur 350 de Junts n’auraient pas suffi à compléter les 121 du PSOE et les 31 de son nouveau partenaire de coalition Sumar, situé à l’extrême gauche, pour atteindre les 176 voix requises. Pedro Sanchez a donc dû négocier pour obtenir l’appui de chaque parti périphérique d’Espagne : Junts et ERC en Catalogne, le PNV et Bildu au Pays basque, le BNG en Galice et Coalición Canaria aux Canaries. Seul le parti navarrais UPN a soutenu une nouvelle fois le PP conservateur. Pour rappel, le leader du PP Alberto Nuñez Feijóo, vainqueur des élections législatives anticipées du 23 juillet 2023, avait manqué l’investiture fin septembre malgré l’appui de Vox (extrême droite).
Soutenir un parti d’envergure nationale afin d’obtenir en contrepartie des transferts de compétences et des financements pour sa Communauté autonome est habituel pour les partis régionaux d’Espagne. La décentralisation en Espagne a notamment progressé ainsi une fois la Constitution de 1978 entrée en vigueur et l’état des autonomies généralisé à partir du référendum andalou de 1980.
C’est en partie ce qu’a fait ERC, l’autre grand parti indépendantiste catalan, de centre gauche et qui préside la Catalogne depuis 2021, en négociant avec le PSOE pour parachever un transfert de compétences lancé en 2006, celui des lignes ferroviaires catalanes Rodalíes, et obtenir le financement correspondant, et obtenir l’annulation de 15 milliards d’euros de dette de la Communauté autonome envers l’État. Mais ERC a aussi négocié l’amnistie des dirigeants indépendantistes poursuivis pour la consultation illégale sur l’indépendance du 9 novembre 2014 ou la tentative de sécession de l’automne 2017.
Cette amnistie négociée par Junts et son bénéficiaire le plus connu, Carles Puigdemont, cristallise la colère de la droite et de l’extrême droite, et des doutes au sein des bases du PSOE et du Parti des socialistes de Catalogne (PSC), qui lui est associé. Pour le comprendre, il faut analyser le contexte et le contenu de ce projet d’amnistie.
Une synthèse des revendications indépendantistes
Le contexte, d’abord : les négociations ont été menées non en Espagne, mais en Belgique, où Carles Puigdemont, président catalan de janvier 2016 à fin octobre 2017, s’est réfugié avec une partie de son gouvernement pour fuir les poursuites engagées à son encontre par la justice espagnole pour tentative de sécession. Le fait que les discussions ne se soient pas tenues sur le territoire espagnol peut encore accentuer le sentiment de trahison qu’éprouvent les opposants à l’indépendance catalane.
Surtout, ces tractations se sont déroulées après deux scrutins – l’un régional et local le 28 mai 2023, l’autre législatif national le 23 juillet – remportés par le PP contre le PSOE de Pedro Sanchez. En outre, lors de ce dernier scrutin, les partis indépendantistes catalans ont reculé en voix : ERC est arrivé quatrième en Catalogne, et Junts cinquième, derrière le PP catalan, troisième. C’est donc lorsque les indépendantistes perdaient des voix que Sanchez a sollicité leur appui, ce qui a décuplé leur importance politique.
Quant au contenu de l’accord, il réunit plusieurs revendications majeures de l’indépendantisme catalan. Le texte prévoit l’organisation d’un référendum d’autodétermination légal – ce qui n’a aucun précédent ni pour la Catalogne ni pour le Pays basque, qui possède pourtant, lui aussi, un mouvement indépendantiste important ; l’autonomie fiscale totale pour la Catalogne, sur le modèle des provinces basques et de la Navarre, une demande qui était au cœur du programme électoral d’Artur Mas, prédécesseur de Carles Puigdemont, dès 2010 ; et une participation directe accrue de la Catalogne aux institutions européennes.
S’y ajoute une médiation internationale pour négocier l’application de l’accord. Là aussi, c’est une revendication ancienne des indépendantistes catalans, pour cultiver leur image internationale et imposer l’idée que la question territoriale se résume en Espagne à la relation entre l’État et la Catalogne, à l’exclusion des seize autres autonomies. Ce médiateur est le diplomate salvadorien Francisco Galindo Velez. Les réunions de travail sur l’accord ont commencé à Genève le 2 décembre 2023.
L’idée d’amnistie rejetée plusieurs fois
Quant à l’amnistie elle-même, Pedro Sanchez l’avait exclue plusieurs fois, y compris à la veille des élections législatives du 23 juillet 2023. Dans un entretien à la chaîne La Sexta, il avait commenté ainsi cette revendication d’ERC et Junts :
« Je comprends que nous sommes en campagne et qu’ils les [indépendantistes] doivent dire ces choses, mais l’indépendantisme demandait l’amnistie et un référendum d’autodétermination. Ils n’ont pas eu l’amnistie, et le référendum d’autodétermination n’a pas lieu et n’aura pas lieu. »
Là encore, la revendication d’amnistie n’a rien d’une surprise. En novembre 2020, l’ancienne présidente du Parlement catalan Carme Forcadell, elle-même poursuivie, jugée et condamnée pour sa participation à la tentative de sécession de l’automne 2017, y voyait une solution au conflit. Le mois suivant, le Parlement catalan vota une résolution sur l’amnistie des personnes condamnées et réfugiées à l’étranger. Cette résolution ne put être soumise au Parlement espagnol. Enfin, les neuf indépendantistes, dont Carme Forcadell, graciés par Pedro Sanchez le 22 juin 2021 après leur condamnation dans le principal procès sur cette tentative de sécession, tenu du 12 février au 14 octobre 2019, demandèrent immédiatement l’amnistie.
Tout comme en droit français, la grâce diffère de l’amnistie en Espagne, car elle s’applique individuellement à des personnes condamnées. L’amnistie, elle, possède une nature collective. Elle suppose l’oubli légal de délits, et met fin à la responsabilité de leurs auteurs. D’autres amnisties ont eu lieu en Espagne, dont celle du 15 octobre 1977, dans le contexte radicalement différent de la transition postfranquiste et avec un fort soutien populaire. Elle avait concerné les derniers prisonniers politiques du régime, mais aussi ses fonctionnaires.
309 indépendantistes concernés
Le projet de loi d’amnistie enregistré et dévoilé le 13 novembre 2023 prévoit d’éliminer la « responsabilité pénale, administrative ou comptable » des personnes mises en cause pour le processus indépendantiste du 1er janvier 2012 au 13 novembre 2023. Cela inclut la consultation illégale sur l’indépendance du 9 novembre 2014 et la tentative de sécession de l’automne 2017.
L’amnistie concernerait 309 responsables indépendantistes et 73 policiers déployés lors du référendum de 2017. Si sa conformité à la Constitution espagnole divise les juristes en Espagne, les quatre associations de magistrats, toutes sensibilités confondues, ont dénoncé comme contraire à la séparation des pouvoirs une autre mesure de l’accord PSOE-Junts : la formation dans la prochaine législature de commissions parlementaires pour déceler d’éventuelles situations de judiciarisation de la politique ou lawfare, donc de poursuites illégitimes de responsables politiques par des juges. Ce concept né des conservateurs américains dénonçant les entraves juridiques faites à l’armée américaine sert ici à délégitimer l’action d’un fort, l’Espagne, sur un faible, la Catalogne.
C’est au nom de la séparation des pouvoirs que des partis et associations opposés à l’indépendance catalane ont saisi le Parlement européen et le Commissaire européen à la Justice Didier Reynders sur le projet de loi d’amnistie. Celui-ci a obtenu du gouvernement de Pedro Sanchez le document avant sa publication, et maintenu que la crise catalane est une affaire interne à l’Espagne.
Cela ne clôt pas forcément le volet européen de l’affaire. Jusqu’au 31 décembre 2023, l’Espagne assure la présidence semestrielle du Conseil de l’UE. Dans ce cadre, le gouvernement de Pedro Sanchez avait demandé le 17 août 2023 à ses partenaires européens d’ajouter le basque, le catalan et le galicien aux 24 langues officielles de l’Union. Cette demande n’a pas encore abouti. Carles Puigdemont, député européen non inscrit, rappela cette promesse non tenue à Pedro Sanchez lors du débat au Parlement européen sur la présidence espagnole. D’autres États membres, Suède en tête, craignent son coût et une pluie de demandes similaires. Toutefois, la Belgique, qui relaiera l’Espagne à la présidence semestrielle du Conseil de l’UE en janvier 2024, a assuré qu’elle poursuivra l’examen de la demande.
De son côté, le PSOE défend l’accord et la loi d’amnistie en faisant valoir le renoncement de Junts à la voie unilatérale pour obtenir l’indépendance, et son engagement à une législature stable. Mais l’accord PSOE-Junts conditionne cette stabilité « aux avancées et au respect des accords », ce qu’a souligné Carles Puigdemont dès le 9 novembre, et Pedro Sanchez, faute de majorité absolue, aura encore besoin de l’appui ponctuel d’ERC et Junts, en rivalité constante, ainsi que de celui des autres formations nationalistes ou régionalistes. Quant au renoncement à l’unilatéralisme, l’ANC, association indépendantiste majeure, y voit un renoncement à l’indépendance, donc une trahison. Reste donc, pour justifier l’amnistie, la volonté du PSOE de rester au pouvoir.
En outre, le PP, principal parti d’opposition, dispose de la majorité absolue au Sénat, situation inédite qui peut également compliquer la nouvelle législature de Pedro Sanchez. Alberto Nuñez Feijóo, le président du PP, s’en est déjà servi pour retarder l’examen du projet de loi d’amnistie par le Sénat. Au Congrès des Députés, le texte a pu être examiné en première lecture le 12 décembre 2023.
Comment interpréter les manifestations ?
On aurait tort de ne voir dans les manifestations contre le projet d’amnistie que l’action de groupuscules d’extrême droite et néo-franquistes. Ils sont à l’origine des violences contre des forces de l’ordre et des journalistes lors des premiers rassemblements nocturnes à Madrid avant même l’annonce de l’accord PSOE-Junts. Occuper la rue leur permet d’exister faute de résultats aux élections. Mais les grandes manifestations ultérieures ont été convoquées par le PP et Vox.
Vox a trouvé dans l’opposition à l’indépendantisme catalan son principal carburant. Il avait d’ailleurs obtenu ses premiers députés au Parlement andalou en 2018 après la tentative de sécession catalane. De surcroît, Vox a très vite investi les tribunaux pour attaquer ses adversaires politiques, dont des dirigeants indépendantistes catalans comme Carles Puigdemont ou son successeur Quim Torra. Les conditions qui firent de Vox le troisième parti d’Espagne en 2019 sont non seulement maintenues, mais accentuées. S’il a subi un « vote utile » au profit du PP aux législatives de 2023, Vox gouverne en coalition avec lui dans 140 villes dont Tolède, Valladolid, Burgos ou Ciudad Real et dans quatre Communautés autonomes – l’Aragon, Castille-et-Léon, la Communauté valencienne et l’Estrémadure – à la suite des élections régionales et locales de mai 2023.
Quand le conflit Israël-Hamas s’invite dans la politique espagnole
Le 30 novembre 2023, après son premier voyage officiel suivant sa ré-investiture, au Proche-Orient, Pedro Sanchez a provoqué une crise diplomatique entre l’Espagne et Israël en déclarant sur TVE « douter sérieusement qu’Israël respecte le droit international humanitaire » dans son offensive sur Gaza après les attentats terroristes du Hamas du 7 octobre en Israël.
En réponse à ces propos, l’État hébreu a rappelé pour consultation son ambassadrice en Espagne. C’est la plus sérieuse crise diplomatique en 37 ans de relations entre Israël et l’Espagne. Mais dès le mois d’octobre, plusieurs tensions avaient émaillé ces relations. Elles résultaient de déclarations sur Israël de ministres du parti Sumar dans le précédent gouvernement Sanchez. Le PP avait d’ailleurs pointé ses contradictions sur le sujet. Les tensions avec Israël concernaient aussi les modalités d’une reconnaissance par l’Espagne d’un État palestinien.
Car Sumar, parti d’extrême gauche issu en partie du communisme espagnol, avait exigé pour former une coalition de gouvernement avec le PSOE que l’Espagne reconnaisse la Palestine « de manière unilatérale, inconditionnelle et urgente ». L’Espagne venait alors d’approuver, le 15 octobre 2023, avec ses partenaires du Conseil européen, une position commune sur la situation au Proche-Orient. Finalement, l’accord de coalition PSOE-Sumar signé le 24 octobre 2023 prévoit que l’Espagne soutienne la reconnaissance de la Palestine comme État « selon la Résolution du Congrès des Députés du 18 novembre 2014 ». Or, ce texte reliait cette reconnaissance par l’Espagne à une position commune de l’Union européenne. Ce dossier pourrait donc à l’avenir empoisonner l’alliance passée entre le PSOE et Sumar et peut-être, contribuer à affecter la pérennité du gouvernement de Pedro Sanchez.
Cyril Trépier, Chercheur, spécialiste de la Catalogne, enseignant à l’University de Cergy-Pontoise et à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.