Ils rient aux blagues d’ici sans les expliquer à leurs parents, se moquent de leur accent français et défient leur prononciation. Les ados d’expatriés possèdent cette carte bien spéciale du trilinguisme pour se rebeller. Récit d’une relation parents-enfants hors normes.
« Honnêtement, je prends cher », rigole Pierre. L’homme de 41 ans est père d’une fille de 15 ans. Une adolescente, mais pas tout à fait comme les autres : une ado d’expat. Pierre fait partie de ces Français installés à Barcelone depuis plusieurs années. Suffisamment pour avoir fondé une famille ou avoir vu grandir leurs enfants depuis le berceau, dans la capitale catalane. Suffisamment aussi pour que leurs progénitures ne soient pas 100 % françaises mais plutôt franco catalanes, ou juste françaises dans les veines, mais catalanes dans l’attitude.
Une double culture et triple langage, avec l’espagnol, qui leur apportent une valeur ajoutée, dont ils ont bien conscience. Surtout à l’adolescence. « Là, je suis en plein dedans ! Elle est née à Barcelone et me fait souvent comprendre que je n’ai pas son niveau de langue ». Même en maîtrisant très bien le castillan et en comprenant le catalan, ce superviseur en logistique originaire de Cambrai (Nord) ne sera jamais totalement d’ici comme peut l’être sa fille.
Si bien que lorsqu’il la reprend sur une faute de français, sa langue paternelle, elle rétorque : « Tu parles catalan toi ? Non. Moi, je parle trois langues, alors je peux faire des erreurs ». Un point pour elle. À additionner à une liste qui s’allonge au quotidien. Une blague manquée ou incomprise devant le grand écran, qu’elle refusera d’expliquer. Une chanson espagnole mal chantée, un accent moqué. « Des fois, elle me met dans des situations difficiles où elle me demande de dire « montre » (reloj) ou « rouge » (rojo) parce qu’elle sait que je ne vais pas le prononcer parfaitement ». Mais si ce n’est que ça, ce n’est rien, assure Pierre.
« C’est plus facile pour eux de se rebeller avec les langues »
« Après tout, c’est une chance pour elle ». Le papa préfère alors prendre son mal en patience et rationaliser. « C’est une manière pour elle de se mettre en valeur. » Un point pour lui. Car Caroline Gourdier, psychologue à Barcelone, confirme : il s’agit pour les ados de montrer leur différence, dans le cadre d’un processus d’autonomie naturel à l’adolescence. « Ce n’est pas spécifique aux enfants d’expats, bien que ce soit plus facile pour eux de se rebeller en utilisant les langues », assure l’experte. La volonté première reste de marquer son indépendance. « D’affirmer sa différence, rien que dans les racines ».
Cela fonctionne aussi dans le sens inverse. Jusque très tard, les enfants de Sanaae, 49 ans, tous les deux nés en Catalogne, refusaient d’apprendre le français. « Ils me disaient ´chut, ne parle pas comme ça´, ils avaient presque honte », raconte la Française originaire de Reims, installée en Espagne depuis 25 ans. Deux fervents chauvins de leurs origines catalanes, donc. Même si, avec le temps, ils se sont ouverts à la langue de leur mère, une seconde chose ne change pas : « ils se sont toujours moqués de mon accent en disant ´maman, fais un effort´. Mais moi, je le prends à la légère. Au contraire, j’en suis fière ».
Et il vaut mieux, car plus d’une fois, avec des enfants aux doubles origines, il serait tentant de se laisser aller aux complexes. Les petites filles de Silvia, 40 ans, Catalane cette fois-ci vivant en France depuis 15 ans, ne manquent pas de rappeler à leurs copines d’école que « maman, c’est normal si on ne la comprend pas. Elle parle à l’espagnole ». Une présentation spontanée, digne d’enfants de 6 et 8 ans, que Silvia voit avec tendresse. « Mais c’est aussi selon comment tu vis avec ton accent, si tu le considères ou non comme un atout ».
« Dire merci », la réponse conseillée
À vrai dire, face à ça, tout dépend la posture de l’enfant, explique la psychologue Caroline Gourdier. Reprendre son père ou sa mère sur le vocabulaire ou la prononciation peut être réalisé dans la bienveillance, avec une bonne intention, ou dans une attitude plus défiante. Dans le premier cas, il s’agit de transmettre des connaissances, tandis que le second peut cacher d’autres choses. « Ça peut traduire un manque d’estime de soi, ou bien la reproduction d’un schéma familial. Par exemple, si l’enfant a vu ses parents se moquer d’autres personnes dans d’autres situations », précise-t-elle. Tout comme l’explication peut se trouver dans la vengeance auprès de parents trop exigeants. « C’est une façon de dire, `tu vois, tu veux que je sois parfait, mais toi, tu ne l’es pas` ».
Mais que ce soit dans un sens ou un autre, la professionnelle recommande une réaction similaire : remercier. Un merci en réponse à la bienveillance, pour conforter l’adolescent dans sa démarche de partage de connaissances. Et un merci pour le déstabiliser face à l’agressivité, et lui expliquer qu’on peut marquer sa différence autrement que par le conflit. Après tout, il ne s’agit que d’une toute petite guerre entre parents et ados, qui finalement apporte un peu de « normalité » dans une vie hors du commun.
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