Jusqu’en 1985, locataires et propriétaires espagnols signaient des baux à durée indéterminée. Un foyer barcelonais sur cinq bénéficie encore de ces contrats particulièrement avantageux. Rencontre.
Une typique rue pentue du quartier d’El Carmel, un après-midi du mois d’août. Carmen et Juan, la soixantaine, n’ont pas encore mis le nez dehors, attendant les heures plus fraîches de la fin de journée. Au deuxième étage d’un petit immeuble sans ascenseur, leur appartement de 70 mètres carrés est jonché de photos de leurs quatre enfants. « Quand nous sommes arrivés ici, nous avions deux enfants en bas âge et j’étais enceinte du troisième », se souvient Carmen.
À l’époque, le jeune couple cherche un logement plus grand et apprend que celui-ci est à louer pour 11.600 pesestas (70 euros). « On aurait pu trouver un petit peu moins cher, mais comme la fille de la propriétaire était une de nos connaissances et qu’il était tout de suite disponible, nous l’avons pris ». C’est le mois de novembre 1983, les époux ont 25 et 26 ans, et le loyer représente environ 10% des revenus de Juan, chauffeur-livreur. Un ratio correct pour l’époque et pour une famille nombreuse.
Deux ans plus tard, l’Espagne met un terme aux contrats « à vie », mais la spéculation immobilière n’est pas encore arrivée et nul ne s’inquiète. Dans leur immeuble, Juan et Carmen voient peu à peu déménager les autres locataires, et les nouveaux arrivants signent des baux dont la durée est alors décidée par le propriétaire. Eux restent, en attendant que leurs enfants grandissent. Années après années, les lois assouplissent les contrats de location en faveur des propriétaires, et les prix s’envolent. Sauf ceux des contrats indéfinis, dont l’augmentation annuelle ne peut pas dépasser celle de l’indice des prix à la consommation (IPC).
De très faibles hausses
« Le loyer a augmenté très très légèrement toutes ces années, quelques euros, c’est toujours à peine perceptible », explique Juan. Le couple paie désormais 263 euros par mois. Selon l’indice des loyers catalans, leur appartement en vaut 840, et selon les prix actuellement constatés sur les sites immobiliers, il pourrait être loué à plus de 1 000 euros après quelques rénovations.
Le couple se sait et se déclare « privilégié ». Selon les estimations de la mairie, 57.000 foyers barcelonais disposent encore de ces contrats anciens, soit presque un foyer sur cinq. « Une estimation fiable et crédible », selon Oscar Gorgues, président de la Chambre de la Propriété Urbaine de Barcelone.
Alors que le loyer moyen a augmenté de plus de 150% en vingt ans dans la capitale catalane, nul doute que ces locataires se félicitent aujourd’hui de ne pas avoir déménagé. Certains se sont d’ailleurs battus pour conserver leur bail. Dans les années 90, le propriétaire du logement de Juan et Carmen a tenté de récupérer son bien au motif que son fils en avait besoin. Le couple fait alors valoir son statut de famille nombreuse et de payeur ponctuel. Contrairement à d’autres qui tenteront le procès et le perdront pour la plupart, leur bailleur n’ira pas plus loin. Et après son récent décès, c’est désormais son fils qui gère l’appartement. « Il nous a dit de ne pas nous inquiéter, d’ailleurs il ne nous a même pas augmenté le loyer cette année ».
Mais Juan et Carmen sont maintenant prêts à partir vers d’autres horizons, tout récemment propriétaires d’un petit immeuble de Nou Barris reçu en héritage. « En le rénovant, nous pourrons faire cinq appartements, et nous en garderons un pour nous ». Chaque année, les baux à durée indéterminée s’amenuisent à Barcelone, disparaissant suite au départ des locataires ou, le plus souvent, à leur décès. Ils représentaient encore 24% des contrats en vigueur à Barcelone en 2017, et 19% en 2020.