Dès le lendemain de sa défaite aux élections municipales et locales du 28 mai 2023, le président du gouvernement espagnol Pedro Sanchez a joué le tout pour le tout en avançant au 23 juillet 2023 les législatives, qui devaient se tenir en décembre. La décision est lourde, mais proportionnée au revers subi par le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et son allié de gauche radicale Podemos, qui gouvernent l’Espagne en coalition depuis 2020, alors que les municipales sont habituellement favorables aux deux formations.
En effet, le Parti populaire (PP), principal parti de droite, et Vox, formation nationalise créée en 2014, sont les deux grands vainqueurs du 28 mai. Vox sera indispensable au PP dans de multiples investitures municipales et autonomiques. Les négociations d’alliance ont immédiatement suivi les élections.
Les alliances de gouvernement que le PP et Vox s’apprêtent à passer au niveau des régions annoncent sans doute leur alliance de gouvernement au niveau national si la droite remporte les prochaines législatives. C’est pourquoi Pedro Sanchez a décidé d’organiser celles-ci de façon anticipée, espérant que le choc ressenti par les électeurs de gauche à la vue des résultats du 28 mai les incitera à se mobiliser pour reconduire l’équipe actuelle au pouvoir le 23 juillet prochain.
Si ce pari risqué est perdu, les conséquences dépasseront la seule Espagne : Madrid exercera au cours du second semestre 2023 la présidence tournante du Conseil des ministres de l’Union européenne. Aujourd’hui, il est donc tout à fait possible que Vox, parti nationaliste décomplexé, entre au gouvernement d’un pays à un moment où celui-ci jouera un rôle décisif dans le fonctionnement de l’UE.
Défaite cinglante pour la gauche
Si l’on votait partout à l’échelle municipale, seuls 12 des 17 parlements des communautés autonomes étaient renouvelés avec leur exécutif le 28 mai 2023 : l’Andalousie, la Castille-et-León, Catalogne, la Galice et le Pays basque suivent leur propre calendrier électoral. Le PSOE jouait lors du scrutin du 28 mai ses 10 présidences de communautés autonomes, plus la Cantabrie, au nord du pays, qu’il gouverne en coalition. Le PP, lui, gouvernait uniquement la communauté autonome de Madrid parmi les 12 régions qui votaient. Les résultats sont sans appel : le PP a pris au PSOE sept des onze communautés autonomes en jeu, et a conservé Madrid, obtenant en outre la majorité absolue. Au total, le PP a obtenu 7 millions de voix, et le PSOE 6,29 millions. Vox en a recueilli 1,6 million.
Des pistes pour expliquer le bond du PP et de Vox
La gauche espagnole semble avoir payé ses divisions personnelles et idéologiques à différentes échelles. Ainsi, Podemos est concurrencé par le nouveau parti Sumar, qu’a lancé l’actuelle ministre du Travail Yolanda Diaz en mai 2022 pour agréger toutes les forces de gauche.
Podemos, partenaire de coalition du PSOE, a en outre voulu s’en démarquer pendant la campagne. De surcroît, le PP et Vox ont toujours reproché à Pedro Sanchez d’avoir dû en partie son investiture de 2020 à l’abstention, au Congrès de Madrid, du parti indépendantiste catalan ERC et de son homologue basque Bildu, reprochant donc aux socialistes d’être dépendants de deux partis qui, d’après Vox, souhaitent démanteler l’Espagne – un argument porteur auprès d’une partie de l’électorat.
Si les chiffres macroéconomiques récents de l’Espagne semblent assez favorables, la hausse de l’inflation en 2023 et les difficultés d’accès au crédit immobilier alimentent les inquiétudes sur l’avenir, et favorisent un PP prônant traditionnellement la discipline budgétaire.
De son côté, Vox se veut l’unique garant de l’unité de l’Espagne. Rappelons que c’est son hostilité absolue à l’indépendantisme catalan qui a permis depuis 2018 à Vox, après la tentative ratée de sécession des nationalistes catalans, de s’imposer sur la scène nationale. Sur ce point, Vox a clairement devancé Ciudadanos, parti de centre droit créé dès 2006 contre le nationalisme catalan. Son effondrement aux municipales 2023 compromet son avenir. À cette colonne vertébrale idéologique de Vox se sont ajoutés quatre rejets : celui de l’immigration extra-communautaire, celui des lois mémorielles relatives à la guerre civile et aux crimes du franquisme, celui de l’égalité hommes-femmes, et celui des mesures écologistes.
Ignacio Garriga, président du groupe Vox au parlement de Catalogne
Si ces élections étaient locales, leur enjeu était donc, dans une large mesure, national. Ne serait-ce que parce qu’il est fréquent, en Espagne, que des élections locales propulsent un parti à l’échelle nationale. Ainsi, c’est au Parlement andalou que Vox obtint ses premiers députés en 2018, avant d’entrer en force dès l’année suivante au Congrès des députés de Madrid.
Déjà présente à tous les échelons du territoire espagnol, la formation nationaliste double en 2023 le score qu’elle avait enregistré aux municipales de 2019 et triple son nombre d’élus, passés de 530 à 1695. Le Parti populaire, de son côté, augmente de presque 2 millions de voix ses suffrages de 2019, et gagne environ 3 000 sièges municipaux supplémentaires. Son leader Alberto Nuñez Feijoo parla très peu de Vox durant la campagne, espérant que son parti obtiendrait assez de voix pour s’en passer.
Des pactes décisifs, à droite comme à gauche
Le changement climatique a pesé de façon inédite dans la campagne des élections du 28 mai 2023. Le pays a été confronté à une sécheresse gravissime, résultat d’un hiver très sec et d’un printemps extrêmement chaud. En Andalousie, gouvernée par le PP avec l’appui de Vox depuis 2018, les deux formations sont résolument favorables à l’irrigation et à l’agriculture ultra-intensive, quitte à légaliser les puits illégaux puisant dans la nappe phréatique qui alimente le parc national de Doñana, symbole de la biodiversité en Espagne.
Toutefois, le PP et Vox ne s’accordent pas systématiquement. Jusqu’à présent, à l’échelle des gouvernements autonomes, la formation nationaliste n’était entrée dans un gouvernement présidé par le PP qu’en Castille-et-León. Ailleurs, comme en Andalousie, elle l’appuyait sans coalition. Cette fois, Vox se veut indispensable au PP dans les gouvernements municipaux et régionaux, ce qui ne signifie pas que le premier est prêt à toutes les concessions.
D’ailleurs, la formation de Santiago Abascal n’a pas forcément renoncé à ses objectifs initiaux : surpasser le PP pour dominer la droite espagnole, et supprimer le système de décentralisation, appelé État des autonomies. Le PP diffère sur ce point de Vox, car s’il est dans l’opposition à l’échelle nationale, il préside plusieurs communautés autonomes.
Le rapport de force entre le PP et Vox n’est pas sans rappeler celui qui existe, dans le camp d’en face, entre le PSOE et Podemos. Cette dernière formation, née comme Vox en 2014, visait également à supplanter le grand parti historique au sein de la gauche espagnole.
Cette stratégie avait même un nom, le sorpasso. Mais s’il contribua à mettre fin au bipartisme PSOE-PP en Espagne, notamment par ses bons résultats aux législatives de 2015, Podemos n’a jamais dépassé le PSOE lors d’un scrutin. Il n’a pas officiellement abandonné cet objectif, même s’il se retrouve aujourd’hui en situation de faiblesse.
À l’issue des législatives de novembre 2019, le PSOE et Podemos formèrent une alliance de gouvernement, mais la formation de gauche radicale apparaissait déjà en perte de vitesse : lors de ce scrutin, elle avait reculé en nombre de voix et de sièges par rapport à celui de 2015. S’allier avec elle au sein du gouvernement était donc déjà un pari pour Pedro Sanchez. Quatre ans plus tard, ce pari semble avoir été perdu, puisque ce 28 mai, la défaite du PSOE a été aggravée par celle de Podemos, qui a encore reculé presque partout : le parti était représenté dans six parlements autonomes dont son berceau de Madrid ; il n’a gardé des députés qu’en Navarre.
Un sursaut des électeurs de gauche ?
Dans ce contexte, en avançant les législatives au 23 juillet, Pedro Sanchez semble parier sur le sursaut des électeurs de gauche face au péril d’une alliance PP-Vox au gouvernement national. Dans son allocution du 29 mai, quand il annonça que les législatives se tiendraient beaucoup plus tôt que prévu, il a ainsi martelé que si la droite arrivait au pouvoir, toutes les réformes sociales adoptées au cours de ces dernières années seraient remises en cause, et que les citoyens espagnols perdraient tous les droits obtenus depuis son arrivée au pouvoir.
Cette approche rappelle celle mise en œuvre avec succès par le PSOE en 2008 : alors au pouvoir, et confrontés au risque de perdre les élections face au PP de Mariano Rajoy, les socialistes emmenés par José Luis Zapatero avaient fait campagne sous le slogan « Si tu ne vas pas (voter), ils reviennent ». Ils l’avaient alors largement emporté. Mais au vu des dynamiques actuelles en cours en Espagne, il semble hautement improbable que Sanchez réussisse le même tour de force que Zapatero en son temps…
Cyril Trépier, Chercheur, spécialiste de la Catalogne, enseignant à l’University de Cergy-Pontoise et à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Neoma Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.