Lorsque l’on examine les discours tenus par les partis populistes qui, depuis plusieurs années, ne cessent de progresser dans de nombreux pays d’Europe, on constate que ces formations placent au cœur de leurs stratégies de communication des termes fortement empreints d’émotions pour convaincre et séduire les électeurs.
Les analyses présentées dans l’ouvrage collectif Émotions, stratégies politiques et engagement citoyen que nous avons co-dirigé mettent en évidence les structures affectives mobilisées par ces idéologies et leur instrumentalisation dans un paysage médiatique en pleine mutation. Dans quelle mesure le recours à cette rhétorique émotionnelle explique-t-il la vague populiste actuelle ? Quels sont les contextes politiques et culturels qui favorisent l’expression des émotions ? Et quelle est l’influence des outils numériques dans la propagation d’arguments fondés sur l’émotion et dans la formation de communautés émotionnelles ?
Internet : un catalyseur d’affects
La généralisation des outils numériques et des réseaux sociaux a eu un impact majeur sur les modalités de la discussion politique et citoyenne. En cristallisant des rapports de force intangibles entre, d’une part, « une élite hors sol » et, de l’autre, « un peuple ancré dans la réalité », ces nouvelles pratiques alimentent un processus social identitaire qui favorise l’adhésion émotionnelle aux valeurs nationalistes portées par certaines formations politiques.
La capacité d’influence des dispositifs numériques est, de ce fait, privilégiée par des leaders populistes à la recherche d’une communication directe et personnelle avec leur auditoire. Pour nombre d’entre eux, il s’agit de promouvoir, sur fond d’angoisse identitaire, leurs référents idéologiques à travers des thématiques qui suscitent des émotions telles que la peur, la colère ou le ressentiment. La mise en exergue de valeurs partagées, associée à la viralité des nouvelles technologies de l’information, permet de créer ces communautés morales imaginaires du populisme qui, en s’appuyant sur des référents symboliques et des affects, cherchent à effacer les différences au sein du groupe et à se centrer sur des intérêts et des objectifs communs.
Dans la rhétorique et les visuels du parti espagnol d’extrême droite Vox, ces logiques d’appartenance communautaire se retrouvent, par exemple, dans l’exaltation d’une thématique ruraliste qui mise à la fois sur des symboles patriotiques tels le drapeau espagnol mais aussi sur la défense de certaines traditions comme la tauromachie ou la chasse.
Des discours alarmistes diffusés sous la forme de courtes vidéos
L’espace de la discussion numérique autorise de nouveaux formats, avec des interactions plus immédiates et plus spontanées que les traditionnels meetings et entretiens télévisés. L’incidence des nouvelles technologies sur la médiatisation de la parole publique est significative. En effet, la généralisation des médias numériques entraîne de nouvelles formes d’influence médiatique et redéfinit les rapports et les interdépendances entre la sphère politique et la société civile. Les émotions deviennent alors un outil de mobilisation, à travers la stigmatisation ou la délégitimation de certains groupes minoritaires par exemple les immigrés clandestins.
Lors des dernières campagnes électorales dans plusieurs pays européens comme la France, l’Espagne ou l’Italie, une rhétorique émotionnelle a été utilisée, et amplifiée via les réseaux sociaux, pour convaincre les électeurs des dangers de l’immigration. En Espagne, jusqu’en 2017, la lutte contre l’immigration n’était pas un argument électoral porteur. Dans les autres pays, les réseaux sociaux ont facilité la propagation de ce type d’arguments qui utilisent les émotions, d’où des résultats en hausse lors des dernières élections (ce qui s’explique bien sûr également par d’autres facteurs comme le sentiment de déclassement, la crise sanitaire, les difficultés économiques, etc.).
Dans des discours alarmistes, diffusés sous la forme de courtes vidéos, de spots électoraux ou de messages brefs tels des hashtags ou des tweets, on observe une centralité de la thématique identitaire. Il s’agit de construire des logiques d’exclusion basées sur une peur de l’étranger et un refus des valeurs cosmopolites, présentées comme menaçantes pour la nation. Cette guerre/manipulation idéologique exacerbe des peurs et, en clivant l’espace politique, alimente dans l’espace public et médiatique une forme de radicalisation favorable aux populismes. L’implication affective qui caractérise la conflictualisation est mise à profit pour nourrir des frustrations et agir sur la construction des positionnements idéologiques des citoyens.
Émotions et stratégies électorales
En appuyant leur argumentation sur l’angoisse identitaire, plusieurs leaders populistes ont pu accéder au pouvoir – comme en Italie où Giorgia Meloni, chef de file du parti Fratelli d’Italia, devient présidente du Conseil des ministres – ou obtenir une représentation parlementaire plus importante. C’est notamment le cas du Rassemblement national en France ou de Vox en Espagne qui, suite aux dernières élections générales, en novembre 2019, est devenu la troisième force politique du pays alors que depuis la fin du processus de transition démocratique en 1982, aucune formation d’extrême droite n’avait siégé au congrès des députés à Madrid.
Lors de cette dernière campagne électorale, Vox surinvestit la thématique « anti-immigration » en l’associant à une exaltation de la nation et à des valeurs patriotiques. Sur son compte officiel Twitter, le parti diffuse de nombreuses vidéos qui mobilisent, avec un ton véhément et sur fond de musique entraînante, cet argumentaire polémique, et exploite les mécanismes de viralité à travers des hashtags percutants.
La construction d’une opposition ami/ennemi
Le registre de l’émotion vise également à exploiter le mécontentement social et le ressentiment des populations déclassées causé par les difficultés économiques. Dans un contexte politique européen marqué par une crise de la représentativité et une désaffection des citoyens envers l’État et les partis traditionnels, les discours produits par les formations populistes reposent sur des dispositifs d’attaque visant à décrédibiliser le fonctionnement des institutions et à désigner de boucs émissaires.
Le vocabulaire affectif se retrouve dans la rhétorique anti-élites et dans l’utilisation d’invectives destinées à alimenter le ressentiment de la population à l’égard de celle-ci. Par ailleurs, les dispositifs émotionnels mis en œuvre cherchent à promouvoir des formes d’identification collective en proposant une vision manichéenne de la société. Ainsi, Vox se présente comme « le parti du sens commun » et se nourrit d’un désenchantement démocratique en opposant le peuple à l’élite. Il manifeste également une prise de distance vis-à-vis des idéologies comme en témoigne ce slogan : « Le sens commun se passe des idéologies. » L’objectif est de retranscrire un sentiment d’indignation à l’égard du système de partis traditionnel qui ne semble plus, d’après cet argumentaire, répondre aux attentes de la société.
Comme pour nombre de populismes nationalistes, cette thématique qui clive de manière systématique l’espace public est devenue centrale dans le dispositif communicationnel de Vox. On remarque l’utilisation d’un langage simple et très souvent binaire qui oppose un « eux » (l’élite) à un « nous » (le peuple) ainsi qu’un rejet de la complexité. Les images et les narrations mises en ligne visent à montrer un parti à l’écoute du « vrai peuple » et de ses difficultés. Une vidéo intitulée « Les travailleurs du bitume, l’Espagne oubliée » met l’accent, avec une esthétique soignée, sur les conditions de travail précaires de certaines professions comme les livreurs des plates-formes numériques, présentés comme laissés-pour-compte par les dirigeants politiques. À travers le portrait d’un jeune livreur de 31 ans, Vox fustige les décisions prises par les entreprises, le gouvernement et les syndicats. On retrouve la logique accusatrice caractéristique de cette rhétorique qui privilégie le recours aux émotions et la présentation de solutions simples aux argument rationnels.
Dans le contexte actuel d’incertitudes politiques, sociales et économiques, les émotions sont un outil essentiel de communication politique pour les formations populistes. L’étude de ces mécanismes ouvre de nouvelles perspectives pour analyser non seulement les stratégies mises en œuvre et leur impact électoral mais aussi les éléments sous-jacents à la construction d’un discours sur l’identité.
Alexandra Palau, Maître de conférences en Civilisation de l’Espagne contemporaine, Université de Bourgogne – UBFC et David Bousquet, Maître de conférences en études culturelles, Université de Bourgogne – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.