Qui a déjà vu des Espagnols jouer aux cartes l’aura remarqué : leur jeu n’a absolument rien à voir avec les cartes françaises… du moins en apparence. Et l’origine du jeu de cartes espagnol est beaucoup plus ancienne qu’on ne le pense.
Photo : Por Solea
Bataille, poker, bridge, kem’s… Avec un simple jeu de cartes, les Français savent s’amuser. C’est bien sûr aussi le cas des Espagnols, mais avec une petite (grande) différence : leur jeu de cartes est bien différent de celui utilisé en France. Pour qui s’intéresse de près à la culture ibérique, ou a déjà joué aux cartes avec des Espagnols, leur paquet de cartes n’a en apparence rien à voir : des bâtons, des épées, des pièces de monnaie et des coupes, et pas de trèfles, de cœurs, de piques, de carreaux ni même de reines. Mais comment l’Espagne peut-elle avoir un jeu de cartes si différent par rapport à la France ?
Effectivement, le jeu espagnol, appelé “baraja española” ou “naipes”, compte entre 40 et 50 cartes environ, alors que le jeu français en compte 52. Et si les figures semblent bien éloignées, leur division est en réalité la même : on retrouve ici aussi quatre “familles” de signes, appelées “palos” : les bâtons (“bastos”), les épées (“espadas”), les pièces d’or (“oro”) et les coupes (“copas”). Mais l’origine de ces dessins est floue.
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Ces figures si singulières semblent être bien plus anciennes que les symboles français. Les premières cartes ayant inspiré la “baraja española” pourraient bien venir de la Chine du XIIème siècle, pays où est né le papier et précurseur de l’imprimerie, remarque le Musée d’histoire de Madrid. Mais on peut aussi en attribuer l’origine à l’Inde, “où l’on jouait au Dashavatara Ganjifa, un jeu de cartes avec dix familles basées sur les dix réincarnations du dieu Vishnu”, ou encore à l’Égypte ou la Perse (actuel Iran), selon le musée. On y jouait au Ganjifa, “un jeu de cartes que l’Empire Mongol étendra à une grande partie de l’Asie”.
Un jeu de cartes espagnol venu… d’Orient
Mais contrairement aux “naipes” actuels, ces cartes servaient plus à des pratiques divinatoires ou magiques qu’au jeu. C’est d’ailleurs sur le jeu de cartes espagnol que se baserait le tarot, aujourd’hui encore une référence mystique. Un mystère demeure : comment ces cartes sont-elles passées du lointain Orient à l’Espagne ?
La réponse se trouve sur les Routes de la Soie, des voies commerciales très fréquentées entre l’Antiquité et le Moyen-Âge et qui reliaient l’Orient au sud de l’Europe. Les cartes du Proche-Orient sont d’abord arrivées dans le sud de l’Italie, où la couronne aragonaise dirigeait le Royaume de Naples. On trouve d’ailleurs encore aujourd’hui en Italie un jeu de cartes très semblable à la “baraja española”.
Les cartes sont donc arrivées par la Catalogne, et se sont ensuite étendues à toute la péninsule jusqu’au Portugal, où on connaît ce type de cartes encore aujourd’hui. Par ailleurs, le nom “naipe” vient du catalan “naip”, possiblement une déformation de l’arabe “ma’ib” qui signifie ‘censurable’, compréhensible étant donné que certains jeux où il faut miser de l’argent sont prohibés par l’islam.
Jeu de cartes espagnol provenant de Séville, 1390.
Autre preuve pour appuyer l’entrée des cartes par la Catalogne : c’est dans cette région que se conserve la plus ancienne mention du jeu de cartes, dans un document de 1378 conservé par les archives municipales de Barcelone. Mais la plus ancienne “baraja española” vient de Séville, en 1390 ; une preuve qu’elle s’est rapidement étendue à toute la péninsule. On y distingue déjà les quatre familles, bâtons-épées-pièces d’or-coupes, toujours présentes aujourd’hui.
Pour l’anecdote, certains attribuent aux familles de cartes espagnoles une symbolique de la société de l’époque. Ainsi, les épées pourraient faire référence à la noblesse et aux militaires, et les pièces d’or aux métiers du commerce et à l’argent. Les coupes peuvent symboliser le clergé, notamment avec l’image du calice, et enfin les bâtons représeteraient les paysans.
La version française du jeu latin
Depuis l’Espagne et l’Italie, ce jeu de cartes d’origine orientale s’est exporté en Amérique latine et à travers l’Europe, notamment en France. Comment expliquer, alors, que les jeux français et espagnol sont différents aujourd’hui ? Le roi français Charles VI en est la cause.
Les cartes étaient réservées à l’élite, au Moyen-Âge, car la fabrication du papier et les techniques d’impression étaient encore des processus coûteux. Le monarque fait alors créer un nouveau jeu de cartes bien à lui, différent du jeu latin jusqu’alors connu dans le sud de l’Europe. Les épées, pièces d’or, coupes et les bâtons y sont remplacés par les carreaux, trèfles, cœurs et piques. Le jeu est fabriqué en Espagne en 1392, selon une chronique du jésuite français Claude-François Ménestrier, signant ainsi la naissance du jeu de cartes français qui remplace peu à peu la version espagnole dans l’Hexagone.
En Espagne, les “naipes” que l’on connaît aujourd’hui datent de la fin du XIXème siècle et sont l’idée d’un seul homme : Heraclio Fournier. D’origine française, Fournier ouvre son imprimerie à Vitoria, au Pays basque, en 1870 et fait vite fortune. Il présente un jeu de cartes plus moderne, avec un nouveau design tout en conservant les quatre familles. Et celui-ci rencontre un franc succès : les cartes remportent plusieurs prix lors de l’Exposition universelle de Paris en 1889. Depuis, la marque Naipes Heraclio Fournier est devenue le leader du marché espagnol dans l’impression des traditionnelles cartes à jouer, et le design a très peu changé depuis.
Photo : Clara Soler Chopo/Ajuntament
Aujourd’hui, la traditionnelle “baraja española” Fournier est toujours utilisée en Espagne, mais le modèle des bâtons-épées-pièces d’or-coupes existe toujours au Portugal et en Italie. En France, ce sont les modèles français et anglais (inspiré et quasiment identique au français) qui prédominent largement, l’ancien modèle hérité d’Orient ayant complètement disparu. On retrouve seulement sa trace à travers le jeu de tarot, bien moins commun que le jeu de cartes anglais qui s’applique aujourd’hui dans le monde entier à travers le poker notamment.
Alors que l’Espagne perpétue encore une tradition vieille de plus de huit siècles, l’Angleterre a réussi à imposer au monde entier une version purement française du jeu de cartes.
Pour les passionnés du jeu de cartes espagnol, il en existe tout un musée, basé à Vitoria : le Musée Fournier (tous les détails ici).
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