La France fume plus que ses pays voisins, dont l’Espagne, malgré une politique antitabac bien présente. Mais il existe plusieurs explications à ce paradoxe.
Photo : Álvaro Monge/El Periódico
Dans l’imaginaire collectif, les Français sont des bons vivants, adeptes du café et de la cigarette, le fameux “café-clope”. Et ce cliché n’est pas si éloigné de la réalité : aujourd’hui, la population française fume encore beaucoup. 25,5 % des 18-75 ans, pour être précis, étaient des fumeurs quotidiens en 2020 selon les données de Santé Publique France. Soit un quart de la population.
C’est beaucoup, certes, mais la France est-elle la seule en Europe à être dans cette situation ? Parmi ses plus proches voisins, la réponse est… oui. Le pays est le 10ème où l’on fumait le plus au monde en 2018, selon l’OMS, et ses voisins se classent bien derrière, comme l’Espagne, à la 21ème place.
Si l’on compare précisément ces deux pays, 25,5 % de la majeure partie de la population française fume quotidiennement, contre 22 % en Espagne, la même année. Et l’on fume plus jeune, en France : 12 % des jeunes de 16 ans fument quotidiennement, en 2019, alors qu’ils sont 9 % de l’autre côté des Pyrénées.
Oui, les Français fument plus que les Espagnols. Et cette différence peut s’expliquer de plusieurs façons, notamment par le manque de constance des politiques antitabac, en France.
Un manque de constance dans les politiques
“Même si elles ont commencé avec les plans anticancer dans les années 2000, il n’y a pas eu de stratégie forte derrière”, dénonce le Comité national contre le tabagisme, association d’ampleur qui lutte contre le problème en France. Le comité remarque qu’en conséquence du manque de stratégie politique à long terme contre le tabac, on a observé une hausse du tabagisme entre 2009 et 2013. Car entre 2004 et 2009, les prix du tabac ont stagné avant de continuer à augmenter, pour atteindre les 10 € le paquet en France.
“On a mis pas mal de temps à s’occuper du tabac, en France”, remarque Nicolas Bonnet, pharmacien et directeur du Respadd, réseau de prévention des addictions. Selon lui, les politiques antitabac ont été trop tardives et surtout trop restrictives, surtout à base d’interdictions au lieu d’accompagnements. Les remboursements de traitements à base de substituts nicotiniques n’arrivent qu’en 2016, avec depuis une baisse plus significative du tabagisme en France.
Photo : Betevé
Mais cela n’explique pas vraiment la différence entre la France et l’Espagne. Les premières interdictions en France apparaissent en 2006, contre 2005 de l’autre côté des Pyrénées avec l’interdiction de la vente aux mineurs et de fumer dans la majorité des espaces clos, et la régulation de la publicité notamment. Ces mesures s’alourdissent en 2010 avec une interdiction visant tous les espaces collectifs, et même dans certains espaces à l’air libre. Mais ici aussi, elles n’ont pas entraîné une chute libre de la cigarette : en 2017, 34 % des Espagnols d’entre 15 et 64 ans fumaient tous les jours, le plus haut chiffre depuis 1999. En 2019, il retombe à 32,2 %, plus ou moins équivalent à la situation de 2005, soit juste avant la première loi ouvertement antitabac.
Pour renforcer le contraste, même si c’est en France que l’on fume le plus, le tabac est toujours moins cher en Espagne, tournant autour de 4,35 € le paquet aujourd’hui contre 10 € en France.
Et pour le docteur Carlos Rábade Castedo, c’est la différence entre les législations française et espagnole. “Les mesures en Espagne se concentrent sur l’augmentation des espaces sans tabac, alors que la France s’est centrée sur la réduction de l’accessibilité du tabac à travers l’augmentation de son prix”, constate le coordinateur du secteur du tabagisme de la Société espagnole de pneumologie et chirurgie thoracique.
Des lobbies du tabac français et espagnol
Le paradoxe peut aussi s’expliquer par le non-respect de l’interdiction de la vente aux mineurs, selon le Comité national contre le tabagisme. “En France, deux buralistes sur trois vendent du tabac aux mineurs, et ça va jusqu’à 80 % d’entre eux dans les grandes villes”, dénonce l’association. “Il n’y a pas assez de contrôles ni de sanctions”, la faute à un certain lobby du tabac extrêmement fort dans l’Hexagone et qui fait pression sur les politiques. Le professeur Daniel Thomas, porte-parole de la Société francophone de tabacologie, explique même que certains lobbies “avaient leurs entrées auprès du Ministère des Finances et auprès des douanes”, ce qui ne poussait pas vraiment à l’adoption de mesures plus poussées contre la cigarette.
Mais en Espagne, les lobbies existent aussi. “Ils essayent d’interférer dans les politiques antitabac, et on voit même en ce moment des publireportages sur de nouveaux produits liés à cette industrie”, s’insurge Andrés Zamorano, docteur et président du Comité national pour la prévention du tabagisme, dans la Péninsule ibérique. “C’est une vraie propagande du tabac.”
Une propagande qui ne date pas d’hier : c’est dans les années 1950-1960 que se généralise le tabagisme, autant en France qu’en Espagne, en passant par le grand écran. Au cinéma, les vedettes d’Hollywood sont payées par l’industrie de la cigarette pour promouvoir leurs produits, ce qui se répercute sur la société européenne, autant française, qui vient de se libérer de la guerre, qu’espagnole, en pleine dictature franquiste.
Image de liberté de la femme en mai 1968
Mais la clé se trouve peut-être justement là : dans l’histoire des deux pays. Car alors que la société espagnole est dirigée par Franco, la France vit à partir de mai 1968 une libération de la pensée et notamment une libération des femmes. “Ça a été une révolution qui a boosté le féminisme et qui a poussé les femmes à montrer qu’elles pouvaient faire comme les hommes, et à partir de ce moment-là, le nombre de femmes fumeuses a augmenté en France”, remarque Daniel Thomas.
Avant mai 1968, une femme qui fume n’était pas très bien vue. Mais la révolution sociale et culturelle a non seulement montré que la cigarette était un symbole de liberté, mais a aussi fait des femmes une cible pour l’industrie du tabac en France, démontre le porte-parole de la Société francophone de tabacologie. “On a misé sur la publicité ciblée envers les femmes, avec des arguments glamour, des paquets un peu plus raffinés, des cigarettes de tabac blond… et ces publicités n’ont été limitées qu’à partir des années 1990 seulement.”
Aujourd’hui, la France en paye les conséquences : le tabagisme féminin est extrêmement important. En 2019, la France était le pays où les femmes fumaient le plus, en Europe. Car les jeunes filles qui ont commencé à fumer dans les années 1970 et 1980 ont aujourd’hui entre 45 et 65 ans, et c’est justement une tranche d’âge particulièrement touchée aujourd’hui par le tabagisme en France.
Une place culturelle bien ancrée
Au final, les deux pays voisins sont passés par des chemins similaires : une propagande de la cigarette dans la société dans les années 1950, 1960 et 1970, des politiques antitabac plus ou moins constantes à partir des années 2000, et même une légère augmentation des fumeurs durant la pandémie de Covid-19. Seuls quelques détails séparent la France et l’Espagne, si ce n’est un cliché bien ancré dans un pays en particulier.
“On associe souvent le Français à la cigarette, qui a profité d’une image forte dans le monde culturel, littéraire et cinématographique”, note le Comité national contre le tabagisme français. “Une image élégante, classe, poussée par l’industrie du tabac et dont la culture française est toujours imprégnée, en normalisant le tabagisme dans la culture.”
Un cliché presque glamour, “sexy” du tabac que toutes les associations et organisations tentent de combattre aujourd’hui, en alarmant sur le nombre de maladies et morts prématurées causées par le fait de fumer, même en petite quantité. Toutes mettent en garde contre les nouvelles techniques commerciales de l’industrie du tabac, qui contourne les interdictions publicitaires (et notamment les paquets neutres, en France) en mettant en valeur des produits qui ne ressemblent pas aux cigarettes traditionnelles, mais poussent toujours à la consommation. Un lobby encore bien présent aujourd’hui, en France comme en Espagne.
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