Tourisme Espagne. En Méditerranée, à portée d’avion des grandes capitales, les îles Baléares sont l’un des hauts lieux touristiques de masse en Europe. Quel avenir post-covid pour l’île ?
36 % du PIB de cette communauté autonome d’Espagne proviennent directement du tourisme. La principale île de l’archipel, Majorque, accueille habituellement 8 millions de touristes par an. La crise sanitaire liée au Covid-19 a durement frappé ce secteur, le plaçant quasiment à l’arrêt. Pendant la Semaine sainte (28 mars – 4 avril), seulement 11 % des établissements hôteliers de l’île de Majorque ont été ouverts d’après Hosteltur.
Alors que la saison touristique estivale 2021 va s’ouvrir, avec de nombreuses questions (notamment autour d’un pass sanitaire), ce focus sur les Baléares est l’occasion de se demander si le tourisme de l’après-crise pourra reprendre comme avant ou si le Covid marquera l’avènement d’un nouveau modèle, plus durable et résilient. Les réflexions présentées dans ce texte reposent sur des observations de terrain effectuées à la fin du mois d’avril.
À cette période, les bars et restaurants pouvaient ouvrir leurs terrasses en respectant un maximum de 50 % de leur capacité totale d’accueil et ce jusqu’à 17h. Aujourd’hui la situation a évolué puisque les terrasses peuvent ouvrir sans jauge jusqu’à minuit en respectant un maximum de huit personnes par table, et les intérieurs peuvent être remplis jusqu’à 50 % de leur capacité totale d’accueil. Malgré cette évolution la reprise du tourisme s’annonce progressive puisque la moitié des établissement hôteliers de l’île sont encore fermés. Les touristes étrangers, qui représentent la majorité des touristes de ces îles, manquent aujourd’hui à l’appel. En 2019, 27,5 % des touristes des Baléares venaient d’Allemagne et 22,4 % du Royaume-Uni, selon le site du gouvernement des Baléares.
Un espoir de reprise du tourisme en Espagne
Le taux d’incidence sur l’île de Majorque était de 59,71 cas positifs au Covid-19 pour 100 000 habitants à l’issue de la semaine de Pâques, une des périodes les plus importantes de l’année pour le tourisme en Espagne. Dans le même temps, la Corse, autre île touristique de la Méditerranée, comptait un taux d’incidence de 138 cas positifs pour 100 000 habitants.
Les Baléares sont ainsi la deuxième communauté autonome la moins touchée en termes de contamination au Covid-19, après la communauté de Valence, selon les chiffres du ministère de la Santé. Les professionnels du tourisme espèrent donc tirer parti de cette situation relativement favorable de l’île pour envisager une reprise de l’activité touristique au plus vite, notamment auprès de la clientèle allemande.
Sous la pression des résidents secondaires allemands et des entrepreneurs du secteur du tourisme, les compagnies aériennes, Lufthansa et Easyjet notamment, ont réactivé une dizaine de lignes directes entre l’Allemagne et Palma de Majorque depuis le mois de mars 2021. Déjà, en juin 2020, l’Allemagne avait négocié un « corridor sanitaire » pour acheminer 10 900 touristes aux Baléares. Mais en 2021, ce sont les autorités allemandes qui ont durci les règles de voyage (notamment en matière de test PCR).
Mais même si les Baléares se sont adaptées, le niveau de réservations reste bas.
Dans le même temps, l’arrivée de touristes étrangers fait débat en Espagne, où la consigne était de ne pas dépasser les limites de sa province durant les congés de Pâques.
À l’issue de la semaine pascale, le réseau hospitalier Juaneda affirme avoir testé 65 % des touristes étrangers avant leur vol retour. Le gérant du réseau hospitalier Santiago Mascaro annonce que le taux de positivité sur l’ensemble des tests réalisés pendant la semaine a été de 0,17 %.
Ces chiffres rassurants semblent renforcer la perspective d’une reprise du tourisme international sous contrôle d’un point de vue sanitaire.
Tourisme Espagne : un secteur en détresse
Cette réalité encourageante ne masque pas le fait que le tourisme à Majorque est encore bien loin de ses standards habituels. La grande majorité des entreprises touristiques de l’île gardent leurs rideaux fermés.
Les difficultés auxquelles sont confrontées les Baléares sont propres aux régions hyper-spécialisées dans l’industrie du tourisme. Pour y faire face, l’Espagne a mis en place l’ERTE (Expediente de Regulación Temporal de Empleo), un dossier de régulation temporaire de l’emploi qui permet aux employeurs de suspendre le contrat de leurs salariés. Ces derniers reçoivent 70 % de leur salaire habituel durant les six premiers mois, puis 50 % dans les mois qui suivent.
Ce dispositif, sorte de statut d’intermittent du tourisme, pourrait être essayé en France cet été : Une expérimentation du même ordre est prévue en Corse. Pour l’heure, dans l’Hexagone, le chômage partiel permet depuis le début de la crise le versement de 84 % du salaire aux employés inactifs, sans réduction après les six premiers mois d’indemnité, mais cela ne couvre pas les Contrats à durée déterminée.
La majorité des travailleurs du tourisme à Majorque ont déjà dépassé ce stade de six mois d’inactivité professionnelle, dans une île où le coût du logement reste l’un des plus élevés du territoire ibérique. Ils sont nombreux à affronter cette crise sans aide financière de la part du gouvernement. À titre de comparaison, une aide de 900 euros par mois a été créée pour les travailleurs précaires à contrat discontinu en France, et la Corse, espace insulaire touristique à l’instar des Baléares, a étendu les dispositifs du chômage partiel aux travailleurs saisonniers.
Le 18 avril 2021, Le Diario de Mallorca titrait : « Les hôteliers protestent contre le gouvernement et demandent une accélération de la vaccination aux Baléares ». Ceci dans une perspective de reprise de l’activité touristique internationale le plus vite possible. De nombreux professionnels du tourisme des Baléares sont aujourd’hui réunis derrière cet objectif commun, sous la bannière du collectif SOS Turismo.
Cet organisme réunit 901 entités professionnelles de la région, de tous les secteurs et sous-secteurs du tourisme. Les entreprises affichent alors la bannière SOS Turismo sur leurs devantures ou à leurs balcons en signe de protestations.
Une mobilisation importante
Le collectif SOS Turismo se définit comme étant « un cri d’alerte lancé à toutes les administrations de tous les niveaux ».
Il demande tout d’abord des mesures claires, précises et transparentes, mais également une attention particulière portée aux travailleurs du secteur. SOS Turismo exigait également que le gouvernement des Îles Baléares mette en place une action de vaccination massive pour atteindre un total de 70 % de la population de la communauté autonome vaccinée avant l’été.
Aujourd’hui, à quelques jours de l’été, les Baléares sont la région d’Espagne qui a le plus faible pourcentage de personnes vaccinées. 17,7 % de la population est immunisée et 40,6 % a uniquement reçu la première dose de vaccin.
À l’échelle internationale, le collectif souhaite également que l’Espagne négocie la création d’un système au sein de l’Union européenne permettant de faciliter les déplacements en fonction des vaccinations. Enfin, SOS Turismo demande au gouvernement des Baléares une réduction des charges fiscales ainsi qu’une aide financière plus adaptée.
Le rêve d’un nouveau tourisme en Espagne après la crise
SOS Turismo appelle donc à soutenir un secteur sinistré dans l’attente d’une reprise économique, mais d’autres voix sont discordantes, telle celle du syndicat ouvrier CCOO :
« Ce mouvement, SOS Turismo, attention avec ça. C’est un mouvement de professionnels un peu fourre-tout […] qui se targuent de représenter leurs travailleurs, mais la représentation des travailleurs n’est pas valable uniquement en période de pandémie mais également lorsque les entreprises sont ouvertes… »
Cette prudence envers le groupe SOS Turismo est également illustrée par la campagne d’affichage SOS Tenible, créée par l’artiste de rue Majorquin Abraham Calero. SOS Tenible reprend les codes graphiques de SOS Turismo en incluant le jeu de mots sostenible qui signifie durable en espagnol.
Par cette initiative, l’artiste local appelle à ne pas reprendre l’activité touristique telle qu’elle existait avant la crise et demande de réfléchir à un nouveau modèle de tourisme « post-Covid », plus responsable pour l’île.
Si Abraham Calero ne remet pas en cause l’importance, voire la nécessité du tourisme à Majorque, il critique la totale dépendance de l’île envers ce secteur et rejoint les propos du syndicat CCOO sur le fait que la crise actuelle affecte bien davantage les nombreux travailleurs précaires de l’industrie touristique que les grandes chaînes hôtelières des Baléares :
« Ce n’est pas pour les grandes chaînes d’hôtels que la crise est le plus difficile. Mais plutôt pour les travailleurs invisibles du tourisme, ceux […] qui ont des emplois précaires et des contrats courts. »
La reprise souhaitée par SOS Turismo permettrait de relancer l’économie aux Baléares, mais ne ferait-elle pas que recréer les conditions de travail difficiles de l’emploi touristique ?
Penser au-delà du tourisme
Les îles Baléares se retrouvent confrontées aux effets directs de leur hyperspécialisation dans l’industrie du tourisme. Ces dernières décennies le territoire a misé sur la diversification de l’offre touristique (cyclotourisme, tourisme rural, tourisme culinaire), dans l’objectif d’étaler la fréquentation sur l’année pour alléger la pression liée au « sur-tourisme ».
Aujourd’hui, c’est le redéveloppement d’autres secteurs économiques qui semble nécessaire pour espérer sortir de cette vulnérabilité induite par la dépendance au tourisme.
Des associations citoyennes militent en ce sens. L’association « Construction 21 » prône par exemple un urbanisme durable à Palma ainsi que la promotion des véhicules électriques à Majorque dans le cadre d’une vaste réflexion sur la consommation énergétique liée au tourisme. Mais, dans le même temps, l’eau consommée sur l’île provient essentiellement d’une usine de dessalement fonctionnant aux énergies fossiles.
Du côté des acteurs politiques, on semble avoir conscience de la situation et des enjeux. Mais les réponses envisagées posent question. Le conseil économique et social de la communauté autonome des Baléares, par exemple, vient d’achever un rapport sur les perspectives économiques, sociales et environnementales dans l’archipel à l’horizon 2030. La stratégie proposée concernant le tourisme vise à réduire les capacités d’accueil (chambres d’hôtels, appartements, résidences) en conservant les plus spacieux pour faire à terme des îles une destination plus haut de gamme. Ceci est présenté comme un objectif de développement durable. Mais ce projet d’élitisation du tourisme risque de conduire à la fermeture principalement des petites structures indépendantes et de favoriser la concentration de l’offre et, de fait, l’accumulation du capital aux mains de quelques grands groupes hôteliers.
De plus, cette stratégie ne répond aucunement à la question : que faire hors du tourisme ? Les Baléares sont totalement dépendantes du continent pour leur approvisionnement. Seulement 15 % des denrées alimentaires consommées dans l’archipel sont produites sur place. N’y a-t-il pas une réflexion stratégique à mener autour du secteur primaire (agriculture et pêche ?). De la même manière, selon les représentants de l’association Palma 21, le secteur des services est fréquemment saturé, notamment par l’afflux soudain de touristes quand un bateau de croisière débarque à Palma. On peut considérer l’enjeu sous l’angle de la réduction de l’afflux touristique (mais cela tarit la manne financière) ; mais peut-être serait-il nécessaire de repenser également le secteur tertiaire de l’économie majorquine ?
Malgré de réelles volontés de changement, le visage de l’après-crise semble bien incertain. La mise à l’arrêt du tourisme à Majorque nourrit chez certains le rêve d’un modèle touristique plus responsable – et ce, dès la reprise généralisée des déplacements internationaux. La grande majorité des professionnels du tourisme, dans les hôtels, les commerces ou restaurants qui restent ouverts malgré l’absence de touristes, expriment par une même expression leur attente de l’avènement d’un « tourisme post-Covid ».
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.