La pandémie a rappelé avec force le tabou de la mort. La mort doit être évitée, elle est un échec ultime, et mérite notre indignation. Mais est-ce la mort elle-même qui est un problème, ou bien ses causes inacceptables et ses conditions qui nous paraissent inhumaines ? Le débat est en cours, notamment au niveau législatif, dans plusieurs pays européens, y compris en France.
Alors que l’Assemblée nationale française se prépare à débattre à partir du 8 avril 2021 de quatre nouvelles propositions de loi relatives à la fin de vie, l’Espagne vit une révolution dans son rapport à la mort et à la possibilité de prendre des décisions dans ce domaine. Le pays a récemment repensé le rapport entre la mort volontaire et le droit. Une expérience qui pose des défis intellectuels, moraux et juridiques fascinants.
Le point de vue ibérique
Le 18 mars 2021, en Espagne, le Parlement a approuvé définitivement la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté (202 voix pour, 141 contre et 2 abstentions). La loi, qui entrera en vigueur en juin, ne précise pas si la personne qui formule la demande doit être en fin de vie. Il faut en revanche qu’elle souffre « d’une maladie grave et incurable ou d’une maladie grave, chronique et invalidante » provoquant « des souffrances intolérables ».
Depuis une vingtaine d’années, le Portugal a voté une série de lois dont la modernité surprend. D’abord, en 2001, la dépénalisation de toutes les drogues. Puis, en 2007, ce pays pourtant catholique a légalisé l’accès à l’avortement. Enfin, en janvier 2021, son Parlement a voté en faveur de l’accès à l’euthanasie et au suicide assisté, en reprenant un projet de loi de février 2020 proposé par la gauche, les écologistes et les libéraux (136 voix pour, 78 contre, et 4 abstentions).
Quelques semaines plus tard, en mars 2021, la Cour constitutionnelle a pourtant temporairement bloqué la loi, à la demande du président Marcelo de Sousa qui la trouvait imprécise. Les juges ont noté qu’ils comprenaient bien l’existence d’une tension, au sein de la Constitution, entre le devoir de protéger la vie et le respect de l’autonomie personnelle, tout en reconnaissant que cette tension peut être traitée à l’aide des moyens législatifs.
La loi sur l’euthanasie n’est donc pas contraire à la Constitution a priori. Néanmoins, dans sa formulation actuelle, elle ne définit pas assez clairement la notion de « souffrance intolérable », laquelle serait pourtant au moins partiellement déterminable à l’aide des critères médicaux. Les députés se pencheront donc sur le texte, en y ajoutant très probablement le critère de la « maladie terminale », qui exclurait notamment de la loi les personnes handicapées. Notons que cette dernière limitation n’existe pas en Belgique et aux Pays-Bas : dans ces deux pays, les personnes lourdement handicapées peuvent demander une aide à mourir, et celle-ci peut être acceptée.
Aussi bien au Portugal qu’en Espagne, des mouvements d’opposition existent. Plusieurs organisations militant pour un accès plus large aux soins palliatifs – qui diminuent la douleur – maintiennent que ces derniers suffisent face à la souffrance potentielle de la fin de vie. Néanmoins, le soutien populaire à cette mesure est important dans les deux pays. Au Portugal, plus de 50 %de la population veut une législation permettant l’euthanasie ; en Espagne, le soutien atteint 87 %.
Le point de vue français
Les propositions de loi françaises parlent toutes d’assistance médicalisée active à mourir. Il s’agit d’une évolution du vocabulaire : les formules euthanasie et suicide assisté ne semblent plus exprimer de façon adéquate la demande du patient et sa relation avec le médecin, même si elles sont encore parfois citées pour préciser les différences techniques entre les procédures.
Le processus de mourir est regardé en face, et c’est bien sa solitude jusqu’à présent assumée qui n’est plus perçue comme une nécessité. La mort médicalement assistée se présente non seulement comme une mort choisie et sans souffrances, mais surtout comme un départ qui peut être accompagné par des proches, réunis au chevet du malade.
Il existe plusieurs définitions de l’euthanasie. Celle dont il est question ici est qualifiée d’active : il s’agit d’une mort douce donnée par le médecin (le plus souvent par injection d’un produit létal) à la demande explicite du patient. Ce dernier se trouve parfois dans l’impossibilité physique de se donner la mort lui-même, mais il peut aussi préférer être accompagné par le médecin dans ses derniers moments. Quant au suicide assisté, il s’agit de la possibilité offerte au patient de se donner la mort seul, grâce à un produit sûr prescrit par un médecin (une boisson létale), accompagné ou non par un médecin.
Toutes les propositions de loi récemment déposées à l’Assemblée souhaitent encadrer ces deux procédures. La première a été avancée par Marie-Pierre de la Gontrie, juriste et sénatrice, membre du Parti socialiste. Élaborée avec l’aide de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, elle a été inscrite à l’ordre du jour au Sénat juste après la mort de Paulette Guinchard-Kunstler début mars 2021.
Paulette Guinchard-Kunstler fut une députée PS, secrétaire d’État aux personnes âgées dans le gouvernement Lionel Jospin et vice-présidente de l’Assemblée nationale. Elle souffrait du syndrome cérébelleux, une maladie neurodégénérative incurable. Elle a décidé de se rendre en Suisse, où le suicide assisté est autorisé, pour y mourir – en faisant en même temps de son décès un geste militant en faveur de la modification de la loi française sur la fin de vie, qui ne permet pas au médecin d’abréger intentionnellement la vie de la personne qui souffre. Le cœur de la proposition a été rejeté par la Haute Chambre le 11 mars, et son auteure l’a donc retirée.
Les quatre propositions suivantes ont été déposées par des députés de tous bords politiques, et semblent avoir toutes la même motivation : encadrer des pratiques soutenues par la grande majorité des Français (96 % d’entre eux seraient favorables à l’euthanasie d’après un sondage d’avril 2019) et les rendre non seulement accessibles, mais aussi transparentes et contrôlables.
Le premier projet, qui sera débattu le 8 avril 2021, a été soumis en 2017 par le professeur d’histoire et membre du groupe Libertés et territoires (divers gauche) Olivier Falorni. Cette même année 2017, l’aide-soignante Caroline Fiat (FI) a déposé son texte. Deux autres ont été présentés en 2021, par la juriste Marine Brenier (LR) et par le médecin Jean‑Louis Touraine (LREM).
Les projets diffèrent par la tonalité de l’exposé de leurs motifs – ils insistent particulièrement sur l’inégalité devant les conditions de mourir (FI), sur l’absence de moyens juridiques (LR), sur les mauvaises conditions de la mort assistée en France (LREM) ou sur le fait que le droit de mourir relève de « la liberté ultime » (Falorni). Ils sont toutefois tous d’accord sur le fond : si une personne, adulte et capable, souffrant d’une maladie grave, incurable et en phase avancée, exprime le désir de mourir, elle devrait avoir le droit d’être aidée activement par un médecin. Plusieurs projets insistent sur le côté actif, parfois sans préciser – volontairement – s’il s’agit d’une simple prescription d’un comprimé ou d’une boisson létale (pour le suicide assisté), ou d’une injection d’une telle substance (pour l’euthanasie). Les souffrances citées dans les projets ne doivent pas être nécessairement physiques – il peut s’agir de souffrances psychiques qui rendent la vie insupportable.
Tous les projets proposent également différents moyens de s’assurer que le patient ne subit pas de pressions, que sa décision est réellement autonome, et que son état de santé ne laisse pas espérer une amélioration. Ces moyens incluent notamment la consultation de médecins indépendants, de membres de l’entourage qui n’ont aucun intérêt moral ou matériel au décès et, quand cette précaution a été prise, la lecture des directives anticipées laissées par le malade s’il n’est pas en mesure de s’exprimer. La création d’une commission de contrôle est également prévue, tout comme l’assurance de l’accès universel aux soins palliatifs et l’existence d’une clause de conscience pour le médecin.
Les différences entre les projets sont minimes. Ils ne copient pas les projets internationaux – par exemple, contrairement à la loi belge, ils excluent tous l’application de la loi aux mineurs. Cette relative unanimité des projets devrait d’ailleurs conduire à l’élaboration d’un texte commun reflétant le soutien massif des citoyens français à une nouvelle législation. Mais cette perspective est pour l’instant lointaine : le 8 avril, quelques députés LR, qui ont déposé 3 000 amendements au texte d’Olivier Falorni, risquent de bloquer l’examen même du projet. Pourtant, le soutien à la tenue de ce débat est transpartisan au sein de l’Assemblée, comme en témoigne une tribune de 270 députés publiée le 4 avril.
Le projet d’Olivier Falorni a la spécificité d’avoir été co-écrit avec l’écrivaine Anne Bert qui, souffrant de sclérose latérale amyotrophique, a choisi en 2017 de partir en Belgique pour y bénéficier de l’euthanasie. Dans son dernier livre, Le tout dernier été), elle invite à « apprendre à penser la mort », et témoigne de ses motivations. L’exposé des motifs du projet qui sera débattu à l’Assemblée le 8 avril contient une lettre d’Anne Bert, qui précise notamment : « Non, la loi française n’assure pas au malade son autodétermination et elle n’est pas garante d’équité. Chaque équipe médicale agit, in fine, selon ses propres convictions et non selon les vôtres. » Ce même exposé souligne aussi que « le droit à l’euthanasie ne s’oppose pas aux soins palliatifs », contrairement à ce qui est souvent affirmé.
Si les projets de loi cités insistent sur le rôle actif du médecin, c’est parce qu’ils jugent insatisfaisante la procédure connue sous le nom d’euthanasie passive. Cette dernière assume qu’il est parfois permis de suspendre le traitement et de permettre à un patient de mourir sans pour autant prendre de mesures directes visant à abréger sa vie. Elle semble de facto autorisée par la loi en vigueur en France depuis 2005 ou 2016, et en Allemagne, via des arrêts de la Cour fédérale de justice (BGH), depuis 1996.
Toutefois, plusieurs voix se sont élevées contre cette distinction jugée hypocrite. Le philosophe américain James Rachels pense par exemple que puisqu’il s’agit dans les deux cas de provoquer la mort du patient, ce qui diffère est la méthode, et non pas le fond. Dans le cas de la procédure active, on s’assure que le patient ne souffre pas, et dans la procédure passive on le laisse mourir faute de soins, ce qui peut sembler plus cruel. Si l’on accepte la possibilité d’arrêter l’acharnement thérapeutique, on devrait permettre aussi la fin de vie plus apaisée, comme dans le contexte de l’euthanasie active.
Autre exemple : l’Allemagne
En Allemagne, la question de a légalisation de l’euthanasie active, appelée « aide à mourir », Sterbehilfe (le mot Euthanasie n’est plus utilisé à cause des précédents historiques), se pose bien moins aujourd’hui que celle du suicide assisté. Interdit en décembre 2015 à travers l’article 217 du code pénal, il est revenu, de façon inattendue, sur le devant de la scène. Cette fois-ci, toutefois, ce n’est pas le Bundestag qui s’est prononcé, mais la Bundesverfassungsgericht, la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe.
Le 26 février 2020, la Cour de Karlsruhe a déclaré que l’interdiction de l’aide à un individu pour mettre fin à sa vie est anticonstitutionnelle. Ce jugement revient de facto à légaliser la procédure du suicide médicalement assisté dont l’interdiction va, aux yeux des juges, à l’encontre du droit fondamental à disposer de soi-même (Selbstbestimmungsrecht). Aujourd’hui, et selon la loi, chaque citoyen allemand a le droit de demander une aide médicale au suicide à tout moment de sa vie, et pas seulement en cas de maladie incurable. Si le droit à disposer de soi-même se trouve au centre de la Constitution allemande (article 2) et domine depuis de longues années le principe de non-abandon, c’est en partie pour protéger la population d’une quelconque rechute totalitaire. Le fait que chaque citoyen ait le droit de décider librement du déroulement de sa vie, sans ingérence de quiconque (et surtout pas de l’État), est l’une des conditions du processus de reconstruction nationale allemande.
La décision de la Cour de Karlsruhe a été vivement critiquée – on craignait notamment la banalisation du suicide. Or il n’y aucune raison de croire que l’autorisation du suicide assisté ferait augmenter le nombre de cas. En Suisse, pays où l’aide au suicide est autorisée depuis 1942, une étude de 2016 montre que le nombre de suicides (tous types confondus) comptabilisés par an a clairement diminué entre 1995 et 2003 et reste stable depuis, alors qu’en parallèle, celui des suicides assistés a fortement progressé, notamment entre 2008 et aujourd’hui. Le nombre total de suicides violents continue donc à diminuer.
Certaines craintes sont infondées, mais le malaise persiste. Un an plus tard, la décision juridique de la Cour de Karlsruhe demeure un espace vide. L’interdiction est levée, mais aucune loi encadrant les pratiques n’est pour l’instant prévue. La question de l’achat de médicaments (pentobarbital notamment) nécessaires a été posée au ministre de la Santé plutôt conservateur Jens Spahn (CDU), mais reste non résolue.
Il existe trois associations qui peuvent aider la personne en souffrance : la Société allemande pour la mort humaine, l’association Dignitas Allemagne (la branche allemande de la célèbre association suisse, dont 43 % de clients viennent d’Allemagne et l’association Sterbehilfe de l’ancien sénateur de Hambourg pour la justice, Roger Kusch. Elles ont aidé depuis février 2020 une centaine de personnes, de façon plutôt artisanale, sans véritablement disposer de codes de conduite reconnus, le jugement de la Cour de Karlsruhe ne précisant pas les détails.
Deux projets de loi ont été déposés par les députés libéraux et de gauche d’un côté et par les Verts de l’autre, en janvier 2021. Ils visent à encadrer davantage la procédure (en précisant que sont concernées uniquement des personnes adultes, et que le médecin prescripteur doit avoir eu les moyens de s’assurer de la liberté de la prise de décision), à former du personnel, à définir les réglementations relatives à la publicité des institutions concernées, et à mettre en place des mesures renforcées en matière de prévention des suicides.
Les deux projets différent sur un point important : faut-il réserver la procédure exclusivement à des personnes gravement malades ? Les Verts pensent que la question devrait être posée et que l’État devrait y répondre par avance ; l’autre proposition de loi laisse ouverte cette possibilité à toute personne qui en fait une demande libre et consciente. Dans tous les cas, le temps d’attente serait imposé, et le médecin pourrait refuser de faire l’ordonnance demandée.
Reprise de contrôle en temps de pandémie ?
Cet engouement européen – même s’il s’agit souvent de projets de loi qui ont commencé à être rédigés bien avant la pandémie – témoigne de la volonté de reprendre le contrôle sur sa vie, et sur les conditions de sa mort.
L’une des violences les plus insupportables de la pandémie de Covid-19 est celle de la solitude des victimes âgées, mourant isolées dans les Ephad et dans des hôpitaux. L’aide médicale à la mort, qu’il s’agisse de l’aide au suicide ou de l’euthanasie, permet de faire sortir de la solitude de la fin de vie. S’éteindre entouré par des proches, au moment voulu, ne semble pas être cette mort médicalisée que tant craignaient, mais un moment où les humains se confrontent ensemble à leur finitude.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.