En nous promenant dans les petites rues tortueuses du centre historique de Barcelone, on peut apercevoir des vestiges d’une activité marginale qui s’est développée en même temps que les grandes villes médiévales : la prostitution.
Florence Siguret, guide de référence à Barcelona Autrement, nous emmène à la découverte de ces vestiges bien particuliers.
Au détour d’une petite rue du quartier du Born, elle est là, elle vous observe, elle toise le passant avec son regard fixe et énigmatique. Son visage de pierre est bien connu des habitants du quartier. La “carassa”, telle qu’on la surnomme, est un vestige du passé bien préservé.
Ce morceau de patrimoine se situe à l’angle des carrer dels Mirallers et dels Vigatans, à deux pas de l’église Santa Maria del Mar. Le visage est positionné au niveau du rez-de-chaussée sur l’arête de l’édifice dont la façade a été récemment remise en état. Lors des travaux, les habitants ont milité pour que la carassa soit maintenue dans son lieu d’origine.
Cette petite sculpture est comme une enseigne dans ce quartier historiquement commercial et artisanal. D’ailleurs, certains racontent que ce visage, comme tous les autres que l’on pouvait trouver dans le quartier, indiquerait le type de métier établi dans la rue. Ainsi, cette femme aux yeux écarquillés rendrait hommage aux “mirallers”, les artisans fabricants et vendeurs de miroirs.
Cependant, la signification la plus probable de sa présence dans cette petite rue de la vieille ville de Barcelone tient à tout autre chose. Ce visage de femme, par son regard, indiquait la présence d’un commerce particulier, celui des maisons de prostitution. Dans d’autres villes européennes, on a utilisé d’autres stratagèmes pour identifier ces commerces : gros numéros peints sur les façades des établissements, façades peintes en rouge, présence d’une lanterne allumée…
Une signalétique simple pour les étrangers
Joan Amades, célèbre ethnologue et folkloriste catalan, nous raconte que ces petites sculptures ont fleuri sur les murs du quartier historique à partir du XVIIe siècle, après la guerre des Faucheurs de 1640. La présence de troupes étrangères dans la ville aurait motivé la volonté de créer une signalétique simple et compréhensible par tous pour identifier ce genre de lieu.
Ainsi, les rues de la vieille ville de Barcelone ont vu apparaître des satyres, des visages de femmes, de Méduse (ce personnage mythologique qui a le pouvoir de vous transformer en pierre si vous le regardez dans les yeux), ou des personnages aux traits maléfiques. Tous ces symboles clairs et connus de tous nous montrent que la prostitution était une activité économique à part entière dans une grande ville comme Barcelone : la présence de l’armée et les activités portuaires ont fait que le nombre d’établissements y était particulièrement important.
Cependant, l’activité est recensée dans les documents officiels bien avant le XVIIe siècle. En effet, depuis le Moyen-Âge, on atteste de l’existence de la prostitution dans les bains publics ou dans les auberges de voyageurs. Plus tard, l’évolution des lois qui régissaient le commerce charnel nous montre qu’à la fois l’Église et les autorités municipales (Consell de Cent) avaient plutôt intérêt à gérer l’activité.
Nouvelle législation pour la prostitution à Barcelone
Le Conseil Municipal va notamment imposer que la prostitution s’opère dans des établissements exclusivement dédiés à cela et interdire toute activité en dehors des maisons closes publiques. L’institutionnalisation est justifiée par les autorités comme une question de santé publique : ces établissements éviteront les violences sexuelles, individuelles et les troubles à l’ordre public. Entre nous, c’est surtout que le Conseil Municipal va pouvoir percevoir les taxes et impôts liés à l’activité.
De son côté, l’Église y trouve aussi son compte : par exemple, les recettes des maisons de prostitution permettent d’investir dans des oeuvres charitatives. De même, dans l’optique de remettre de l’ordre moral dans la société, l’Église va de plus en plus utiliser les prostituées pour identifier les hommes qui vivent dans le péché : elles auront le devoir de dénoncer leurs clients mariés !
À Barcelone, ville suffisamment grande pour permettre un certain anonymat, la plupart des maisons closes s’étaient installées près du port, autour du Portal del Ángel et de l’église Santa Maria del Pi. La plupart du temps, il était interdit d’ouvrir de nouveaux établissements en dehors de ces quartiers connus pour ça, on ne voulait pas que les femmes de petite vertu contaminent les bonnes mères de famille.
Aujourd’hui, il nous reste peu de vestiges de cette activité passée, hormis les quelques sculptures que l’on peut encore trouver dans la vieille ville :
– la plus célèbre, on l’a vue, c’est la “carassa” du carrer dels Mirallers.
– le visage surnommé le “Papamosques” (“celui qui mange les mouches”) du carrer de les Mosques
– au 3e étage d’un immeuble du carrer de les Panses, on trouve une moitié de visage, pour indiquer que l’activité se déroulait seulement à l’étage indiqué
Ces petits témoignages du passé s’ajoutent aux nombreuses plaques “entrada” et “salida” que de nombreuses rues de la vieille ville ont encore conservées.