Reportage – En Catalogne, le cri d’alarme des médecins

La pandémie en Catalogne a chamboulé le quotidien du personnel sanitaire, en première ligne dans la lutte contre la Covid-19. Alors que l’Espagne affronte la troisième vague, les médecins et infirmiers des centres de santé publics catalans sont à bout de souffle. Parfois au péril des patients. Reportage.


“Nous sommes à la dérive, nous ne voyons pas le bout du tunnel, le personnel va mal” s’émeut Lourdes Franco. Médecin généraliste depuis une vingtaine d’années, dans un centre d’attention primaire (CAP) d’Amposta au sud de la Catalogne, elle constate une démotivation générale, s’ajoutant à la fatigue permanente. “La première vague nous a surpris, nous étions sans savoir quoi faire, on courait partout, on a changé nos horaires, nos vies en se disant que tout ça serait bientôt fini”.

Selon une étude analysant l’impact de la première vague, publiée en ce mois de janvier par l’Hôpital del Mar de Barcelone, au moins 28% des travailleurs de la santé sont passés par de graves périodes de dépression. Le résultat se base sur les réponses de 9.000 personnes. Jordi Alonso, l’un des directeurs de l’enquête, précise que ce taux est six fois plus élevé que celui de la population avant la pandémie.

Appartenant au système de santé publique, les CAP correspondent au passage obligé pour un rendez-vous médical. Ils réunissent au même endroit plusieurs professionnels, dont la charge de travail a considérablement augmenté depuis le début de la pandémie. Les lieux doivent gérer les personnes suspectées d’avoir la Covid-19, en plus des urgences, visites à domicile et patients habituels.

« Le nombre de rendez-vous varie selon le CAP et le nombre d’habitants affectés à ce centre. Au quotidien, je peux faire une dizaine de présentiels et le reste virtuellement, régulièrement je vais jusqu’à 40. Lors de journées très intenses, j’ai déjà dû faire 60 rendez-vous présentiels ». Ces chiffres donnent le vertige, mais Lourdes Franco indique que la situation serait bien pire dans d’autres CAP de Catalogne. “Il faut prendre les choses avec philosophie, mais je suis forcée de constater qu’à partir de 40 rendez-vous, mes capacités sont plus réduites pour soigner les patients”.

Une médecine virtuelle

Le système de santé public a été profondément bouleversé depuis mars. Le principal changement correspond à la téléconsultation. La Generalitat se félicite de cette réorganisation : “les patients doivent d’abord téléphoner ou remplir un formulaire en ligne pour demander un rendez-vous, ça permet de gagner du temps. Ils obtiennent une réponse dans la journée” explique Julia Creus, du service d’attention aux citoyens.

médecin catalogne

Lourdes Franco

Au bout du fil, soit un rendez-vous est proposé, soit le problème est résolu à distance. “Les patients n’ont plus à se déplacer alors qu’ils sont en incapacité de le faire. De plus, je dirai personnellement que les habitants y réfléchissent à deux fois avant de prendre contact avec leur CAP, ils ont plus le réflexe d’aller en pharmacie pour un petit souci, ce qui permet d’alléger le système”.

Mais la réalité est tout autre du point de vue des médecins. « Nous avons beaucoup plus de responsabilités sur nos épaules » se désole Lourdes Franco. “Sans voir ni toucher le patient, nous sommes dans l’incertitude et stressés de ne pas réaliser le bon diagnostic”. Celle qui est aussi secrétaire du syndicat Metges de Catalunya (Médecins de Catalogne) précise que “c’est l’essence même de notre métier qui est changée”.

D’autre part, les aide-soignants ont été formés pour être les seuls à s’occuper des tests PCR, afin que les infirmiers aient du temps pour se consacrer à la vaccination. Des travailleurs administratifs gèrent à distance les cas de Covid, d’autres sont les référents des établissements scolaires pour les accompagner dans le protocole. Quant à la collaboration avec les hôpitaux, elle fut mouvementée. Désormais, si un résultat de radiographie est léger, le CAP reprendra le suivi du patient.

“Je reconnais que ces derniers mois nous changions tout le temps les procédures, ce qui engendrait du stress chez les professionnels. Aujourd’hui nous sommes plus stables, nous continuerons tout de même à nous améliorer et changer des choses s’il faut” confie la responsable de la Generalitat.

Un manque de personnel

Malgré cette réorganisation, “le volume de travail augmente l’attente pour les patients” explique Lourdes Franco. Olivier en a fait l’expérience. Le Marseillais a contacté son CAP du quartier de la Sagrada Familia à Barcelone, pour une douleur à la jambe. Au bout de quelques jours, il formule une demande sur Internet, restée sans réponse. Plus de 24h après, il appelle les urgences qui le renvoient vers sa médecin. Cette dernière le reçoit en rendez-vous présentiel et le dirige vers des examens complémentaires. Or elle prescrit uniquement de l’ibuprofène pour soigner sa sciatique.

À chaque étape de son suivi médical, c’est à Olivier de se manifester auprès du CAP, notamment pour demander des médicaments plus puissants. « Je me sens moins bien soigné qu’auparavant. Le système est débordé, une secrétaire me l’a dit elle-même. Mais je vois que les médecins font ce qu’ils peuvent, qu’ils ont de l’empathie et donnent le meilleur d’eux-mêmes. Une médecin m’a déjà appelé tard le soir pour délivrer une nouvelle ordonnance ». Toujours en attente de ses résultats, le Français se préoccupe pour la suite.

Depuis son syndicat, Lourdes Franco réclame plus de travailleurs pour assurer la demande quotidienne en Catalogne. Les CAP font face à un cruel manque d’effectif, mais le problème ne date pas de la pandémie. En dix ans, la Catalogne a perdu 800 médecins généralistes, pédiatres, gynécologues et oncologues, en raison des coupes budgétaires. La médecin s’inquiète pour les prochaines semaines :“le système est saturé. Nous n’avons pas encore atteint le pic de la troisième vague, et je pense déjà à la nouvelle qui va suivre après les élections du 14 février, c’est angoissant”.



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