Plus de trains, plus d’avions, plus de voyages : le confinement nous assigne à résidence. Peut-être est-ce l’occasion d’interroger notre rapport au tourisme, et, plus globalement, au monde en tant qu’espace géographique à « découvrir ».
La théorie de la résonance, cette sociologie de la relation au monde développée par Hartmut Rosa, offre un cadre d’analyse pertinent. Je m’appuie ici sur son dernier opus (Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020) où il est question, notamment, de ces expériences de résonance qui nous sont existentielles. Or il se trouve que nous les recherchons, notamment, au travers du voyage…
Qu’est-ce que le tourisme ?
Pour H. Rosa, « il symbolise, promet et exprime un rapport déterminé au monde ». Soit un rapport de mise à disposition, sous contrôle (prévisibilité), d’un fragment du monde durant un laps de temps donné. « Le tourisme tire avant tout sa signification du fait que la vie professionnelle et familiale ne peut qu’être menée, en quelque sorte, sur le mode du désespoir lié à la gestion du quotidien : elle consiste […] dans une lutte constante contre une “to-do list”, dont on ne peut jamais venir à bout […] et qui ne laisse ni le temps, ni l’espace, ni respiration pour les rencontres résonantes ». Autant dire que cette aspiration à une forme de contre-temps ne peut que se renforcer à l’issue d’une période de confinement dominée par des « to-do-lists ».
L’expérience de voyage repose sur une mise à disponibilité du monde
Pas disponibilité, H. Rosa entend le développement sans précédent à l’échelle humaine des moyens technologiques, économiques, culturels et institutionnels qui ont rendu possible une mise à disposition du monde – c’est-à-dire une capacité à l’explorer de part en part grâce aux vols aériens low cost, à la sécurisation de fragments du monde longtemps considérés comme inhospitaliers (passer le cap Horn), au développement des solutions d’hébergement dites collaboratives, aux TGV à bas prix… pour ne citer que quelques modalités. Mais cette mise à disposition s’est accompagnée d’une frustration non moins manifeste qui renvoie à l’écart abyssal qui existe entre une promesse de résonance et l’expérience vécue du voyage.
Quelle est la promesse du tourisme ?
« Que peut-on exiger quand on réserve un séjour de vacances ? Que le temps soit clément, les autres voyageurs courtois et en bonne santé, la rue tranquille, la nourriture savoureuse ? […] De quoi portent-ils la responsabilité ? Du bouchon sur l’autoroute, de l’avion manqué ou retardé, de la crue subite ou de la pluie permanente […] ? » Ce que l’on attend, sinon exige, compte tenu de l’investissement financier (et en temps) que représente le voyage, c’est bien que « cette expérience devrait, premièrement, être garantie et, deuxièmement, être aussi intense que possible. Il en ressort que nous, ou bien les organisateurs de voyages, devons nous efforcer et nous assurer d’obtenir par tous les moyens que la résonance se produise réellement : ce qui est par principe indisponible doit être rendu disponible sous forme de marchandise, de préférence en formule tout compris ». In fine, « ceux qui proposent ces services promettent ou suggèrent toujours la disponibilité et, surtout, la vendent ». Car « le véritable cœur de la prestation concernée – le repos et la transformation pendant les vacances, l’inspiration et l’émotion au concert, bref : l’expérience de résonance que l’on vit dans chaque cas »
La prévisibilité : vivre la résonance sans les travers du voyage ?
Bien sûr, cette promesse exclut « d’emblée [les] blessures, [les] lésions ou [les] transformations personnelles malvenues. Nous ne voulons en aucun cas être touché par Cuba, la Thaïlande ou l’Himalaya de telle sorte que nous restions, que nous abandonnions notre emploi ou que nous perdions une fortune, que nous tombions malade ou soyons attaqués. Tout cela doit être exclu. Le but du vacancier est de revenir de son voyage reposé et revigoré, mais certainement pas soumis à des bouleversements imprévus ». De fait, l’industrie de la croisière est en pleine explosion, puisqu’elle promet précisément aux voyageurs « de découvrir des pays et des gens lointains dans des conditions parfaitement contrôlables sans devoir s’y engager réellement ».
Or c’est bien à ce niveau que se révèle un paradoxe : « Quand on se rend de la sorte invulnérable, on devient ou l’on demeure incapable de résonance ; on se laisse peut-être stimuler, mais certainement pas toucher ». Pour l’auteur en effet, « l’indisponibilité du côté des sujets implique […] qu’ils doivent être disposés à se laisser toucher et transformer d’une manière non prévisible : la résonance implique la vulnérabilité et la propension à se rendre vulnérable ». En somme, notre quête de résonance se heurte à un besoin de prévisibilité qui, par nature, ne peut être propice à l’éclosion d’un rapport de vulnérabilité avec le monde, qui, seul, peut déclencher (potentiellement, sans certitude aucune), une expérience de résonance… Paradoxe !
La grande mystification
De tout cela il ressort que le voyageur ne peut être, dans la plupart des cas, que déçu, dans la mesure où, précisément, cette expérience de résonance « est et demeure tout de même, à la fin, indisponible, parce qu’elle ne se laisse justement pas « marchandiser » ». Et de fait nous pouvons « certes acheter le coûteux safari dans le Sahara ou la croisière, mais pas la résonance avec la nature ». Or, nous rappelle l’auteur, « le mode de fonctionnement de la publicité et de la marchandisation capitaliste en général repose sur le fait qu’elles transposent notre besoin existentiel de résonance, autrement dit notre désir de relation, en un désir d’objet. Nous achetons de la marchandise (le safari) et nous espérons avoir une expérience de résonance avec la nature – la première peut être garantie, pas la seconde » Pour le dire autrement, la promesse n’est pas tenue, elle ne peut pas l’être par essence, ce qui conduit à une accentuation du désir des lointains, à une projection continue vers le voyage d’après qui constitue le ressort même de l’industrie touristique. Un peu comme si une chaîne de fast-food nous promettait la satiété sans qu’elle ne soit jamais atteinte, nous laissant continûment sur notre faim alors même que nous sortons de table… nous invitant à renouveler notre expérience d’un repas dont la finalité (éteindre la faim) est indéfiniment reportée ! Le voyage est ainsi une forme de prestation dont la finalité (vivre une expérience de résonance) est tout sauf prévisible, par nature indisponible, et d’une certaine manière sans cesse reportée.
Le voyage intérieur, un nouveau leurre ?
Citons François Mauriac qui écrit, dans ses Nouveaux Mémoires intérieurs : « Que trouverais-je ailleurs ? Il n’est pour chacun de nous qu’un endroit du monde où nous ayons part au secret du monde ». En ces temps de confinement, le voyage intérieur et ce modeste fragment du monde que nous habitons, notre quartier, notre village, notre jardin, sont autant d’endroits qui peuvent nous inviter à une forme de résonance, pour peu que nous ayons la modestie de croire à d’autres formes de voyage que celles valorisées par l’industrie du tourisme. Bien sûr, les lointains continueront à nous faire rêver, et ils répondront toujours à un besoin de positionnement social. Mais il n’est jamais acquis qu’ils puissent répondre à notre besoin de résonance et susciter autre chose que cette immense frustration dont il a été question : frustration d’une rencontre toujours reportée avec l’Autre et avec nous-mêmes, avec nos proches, alors que ces moments étaient tant attendus.
Pour autant, la leçon du confinement ce n’est pas tant la valorisation du voyage intérieur que la mise en lumière de son indisponibilité : alors que nous accédons enfin à cet espace-temps (le foyer, une décélération, nos proches) qui nous manquait tant, la résonance peut en être absente. Le voyage immobile peut aussi être source de frustration…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.