A 20 minutes de Barcelone, la Colonia Güell est une cité ouvrière imaginée à la fin du XIXe siècle par le célèbre industriel Eusebi Güell. Désormais connue pour son église construite par Antoni Gaudi, elle a aussi abrité l’histoire de centaines d’ouvriers. Rencontre.
Plusieurs centaines de petites maisons en briques, des vestiges d’anciens commerces et surtout des rues désertes : bienvenue à la Colonia Güell. L’ancienne citée ouvrière est située à Santa Coloma de Cervelló. Outre les voitures stationnées sur le bas côté de la route, il y règne une ambiance de village fantôme. Seuls le bruit des appareils photos d’un petit groupe de touristes trouble le calme ambiant et la paisibilité du lieu. Pourtant 800 personnes habitent encore dans la colonie. Parmi les plus anciens habitants : Josep Padro, 72 ans. Fils d’ouvriers de l’usine textile de la colonie, il connaît parfaitement l’histoire de ce lieu emblématique du milieu ouvrier catalan. Les cheveux grisonnants, l’air malicieux et des albums photos sur les genoux, il raconte: “il ne reste plus rien ici, même la pharmacie a fermé depuis longtemps.” A ses côtés, son acolyte de toujours : Pere Noya. A 82 ans, cet ancien travailleur de l’usine est d’une énergie débordante. Il est l’un des doyens du village et a vu la cité ouvrière se métamorphoser pour devenir un site touristique.
Dans le bureau de Josep Padro, véritable antre de nostalgie, où traînent de nombreuses photos d’époque, les deux hommes partagent leurs souvenirs au sein de la Colonia Güell.
Un projet pour assurer la paix sociale
“ La colonie on l’a dans le sang” rit amèrement Josep Padro, les yeux dans le vide. L’ancien professeur constate que la plus grande partie des maisons a été vendue et appartient à des personnes extérieures à la colonie. A 72 ans, Josep Padro fait partie de la quatrième génération de la Colonia Güell. Il a été l’un des premiers enfants d’ouvriers à ne pas travailler à l’usine. Il a pu finir ses études et passer son bac pour devenir professeur à Barcelone. Pere Noya n’a pas eu cette chance: “j’ai arrêté l’école à 14 ans, pour travailler à l’usine, comme beaucoup de jeunes de mon âge. Poursuivre des études, pour les parents c’est un sacrifice souvent impossible ».
La Colonia Güell a été construite principalement pour assurer la paix sociale et éviter les mouvements de rébellion de la part des ouvriers. En éloignant son usine de Barcelone, l’industriel Güell s’est assuré de mettre à distance ses ouvriers des mouvements syndicaux alors naissants.
Josep Paro se souvient : “beaucoup voyaient cela comme une opportunité. On leur offrait tout ce qu’une famille avec des enfants avait besoin. Les maisons étaient louées contre un loyer très faible, une somme symbolique”. Pere Noya en garde d’ailleurs un bon souvenir : “j’ai vécu une vie très pauvre, mais malgré tout très heureuse. Je ne changerai pas mon enfance, on vivait tous ensemble. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas lorsque je croise quelqu’un dans la rue, je le connais pas forcément et je ne sais pas où il habite”.
Même si les ouvriers passaient la très grande partie de leurs journées à l’usine, Güell a fait construire toutes les installations nécessaire à la vie du village : bars, commerces et surtout l’Église, construite par son protégé, l’architecte Antoni Gaudi, et devenue aujourd’hui une attraction touristique.
Un monde en huis clos
Bien qu’ayant des similitudes esthétiques, les maisons sont toutes différentes pour donner une impression de personnalisation aux familles. “Evidemment ce sont les employés les plus fidèles, ne présentant aucune menace pour l’autorité, qui ont pu s’installer à la colonie” nuance Josep Padro.
La majorité des familles qui se sont installées à la Colonia Güell provenaient du domaine agricole et n’avaient aucune connaissance du milieu militant ouvrier. “Le projet de Güell a fonctionné, il n y a pas eu de grève pendant 40 ans” sentence l’ancien professeur. Même s’ils parlent de l’époque de la cité ouvrière avec une certaine nostalgie, les deux hommes ont conscience de la stratégie d’exploitation et d’asservissement mis en place par Güell à l’encontre des familles ouvrières.
“Nous vivions dans un monde fermé. La peur principale c’était de perdre son travail. Tout était très contrôlé. Si on disait des choses négatives sur l’entreprise à la terrasse du bar, c’était sûr que le lendemain le patron allait être au courant. Il n’y avait pas beaucoup de licenciements, les habitants étaient dociles naturellement, tout le monde avait intégré l’idéologie dominante” explique Pere Noya.
En cas de dévouement total au travail et de bon comportement, les habitants avaient le droit à de petits avantages comme par exemple changer de maison ou encore obtenir une promotion. “Sous la menace de la perte de travail, les travailleurs acceptaient tout. L’exploitation était partout : travail des enfants, journées à rallonge, très faible retraite ou encore la quasi inexistence des vacances” poursuit Josep Padró.
La période franquiste n’épargne pas la Colonia Güell. Après avoir été collectivisée, l’usine est rendu à Güell avant d’être revendue en 1945 à une autre famille d’industriels.
Si elle ferme finalement ses portes en 1973, les anciens du village continuent de faire revivre son histoire. Chaque année, le week-end suivant la fête nationale d’Espagne, le 12 octobre, le village organise une fête durant laquelle des scènes et des concerts envahissent les rues pour reconstituer des moments d’époques. Et surprise, c’est Josep Padro qui joue un des rôles principaux. Le temps d’un week-end, il revêt son plus beau costume et laisse pousser sa barbe pour se glisser dans la peau d’Eusebi Güell.