On l’a dit et redit, la crise de 2008-2010 l’a montré : la zone euro est une construction incomplète, minée par l’absence de dimension sociale adéquate et par un grave déficit démocratique. Le statu quo est intenable, et pourtant, dix ans plus tard : toujours rien. Les réformes ont été mineures et techniques. Les vraies questions politiques restent en suspens, alors que l’Union européenne est en proie à un immobilisme mortifère.
Les leçons de la crise
Au cours des dix dernières années, économistes et politistes ont pu tirer les leçons d’une crise financière qui s’est muée en crise de la dette dans une Union monétaire européenne aux pieds d’argile. Évidemment, les opinions divergent quant à l’ampleur des maux et les remèdes à y apporter, mais quelques aspects semblent faire consensus.
Outre les aspects de politique monétaire, liés au fonctionnement du secteur financier et des banques, la crise a révélé une carence sociale déjà bien connue de la zone euro. Les effets de la récession ont été en partie amortis par les systèmes sociaux des États membres. Bien entendu, cela s’est mieux passé dans les pays plus riches ayant un État providence robuste que dans les pays moins bien lotis au sud ou à l’est du continent. Ceux-ci ont subi des effets de spéculation sur leur dette, et se sont de surcroît vu imposer par la « troïka » un programme démantèlement social en échange de prêts financiers.
En réalité, c’est donc à l’échelle européenne qu’il faudrait disposer de « stabilisateurs automatiques » (dans le langage des économistes), c’est-à-dire d’instruments capables d’atténuer les effets sociaux négatifs des cycles économiques en temps de crise. Cela implique la mise en place de nouveaux instruments de solidarité financière entre États membres, qu’ils soient complètement redistributifs ou fonctionnent sur le principe de l’assurance.
Sur le plan de la gouvernance, nombreux sont ceux qui ont souligné l’absence de système de prise de décision collective efficace et démocratique. En 2010-2012, la gestion de crise s’est faite dans l’urgence dans des sommets de chefs d’État. La Banque centrale européenne (BCE) a pris un ascendant important sur les responsables élus, décidant de facto des grandes orientations économiques de l’Union.
Les décisions qui ont été prises dans ces cénacles ces dix dernières années (coordination des budgets, constitutionnalisation de la discipline fiscale, réformes structurelles, flexibilisation des marchés de l’emploi), pourtant très discutables, n’ont jamais été pleinement débattues dans des arènes démocratiques, au niveau national comme européen.
Le Parlement européen s’est vu marginalisé, demeurant aujourd’hui encore à la remorque d’une gouvernance socio-économique de plus en plus complexe, opaque et inefficace.
Un débat à maturation
Pourtant, ce qui a été fait – et surtout ce qui n’a pas été fait – a depuis été longuement débattu et les propositions ne manquent pas.
Des dizaines de chercheurs ont, par exemple, proposé de mettre en place un fonds d’assurance chômage européen auquel les États membres contribueraient et dont ils pourraient bénéficier en temps de crise pour compléter leur propre système d’allocations. Sans recourir à des transferts directs et permanents au sein de l’UE, cela permettrait d’atténuer les effets des récessions en évitant de creuser, comme c’est le cas aujourd’hui, le fossé entre un cœur continental et nordique de pays riches et des États périphériques minés par la pauvreté et les inégalités.
Afin d’éviter le dumping social et pour enclencher une dynamique de convergence sociale par le haut, les organisations syndicales européennes, longtemps divisées sur la question, sont depuis 2012 d’accord sur l’établissement d’un salaire plancher dans tous les pays l’UE. Celui-ci pourrait être fixé à 50-60 % du salaire national médian, conformément à des standards reconnus au niveau international.
De nouvelles ressources budgétaires semblent également indispensables pour relancer l’investissement dans la transition énergétique, l’éducation et la formation, etc.
Remettre le Parlement dans le jeu
En ce qui concerne le volet politique, la gouvernance de la zone euro ne peut être laissée aux négociations opaques et échappant à tout contrôle démocratique au sein de l’Eurogroupe, la réunion des ministres des finances des pays membres de la zone euro. Tandis que cet organe n’a officiellement aucune existence juridique et n’est donc pas habilité à prendre des décisions formelles, c’est bien là que se loge le cœur du pouvoir dans l’Union économique et monétaire.
Certains ont proposé la création d’une nouvelle assemblée de la zone euro composée de parlementaires nationaux qui serait habilitée à se prononcer sur les politiques socio-économiques. Une proposition moins radicale consisterait à octroyer au Parlement européen un véritable pouvoir de décision sur un pied d’égalité avec le Conseil, comme c’est le cas dans les autres domaines politiques.
Sans remettre en cause l’indépendance de la BCE et ses objectifs en termes d’inflation, on pourrait imaginer élargir son mandat à la question de l’emploi et aux conséquences des mesures monétaires sur les flux de capitaux et donc inégalités sociales.
L’impasse franco-allemande
En 2015, dans un rapport programmatique, les présidents des cinq principales institutions européennes (Conseil, Conseil européen, Parlement, Banque centrale, Commission) ont appelé à « compléter l’Union économique et monétaire » en œuvrant surtout à la convergence et à la cohésion sociale.
Lors de son élection, le Président français Emmanuel Macron s’était approprié cet agenda de réformes en faisant montre d’un solide volontarisme : budget de la zone euro, démocratisation par voie parlementaire, mesures sociales, délibérations citoyennes. Ces ambitions se sont pourtant enlisées dans un statu quo européen délétère marqué par résistance allemande.
Alors que les discussions ont patiné pendant des mois, la feuille de route franco-allemande, publiée en juin 2018, mentionnait de manière vague et conditionnelle certains éléments de l’agenda réformateur : embryon de budget pour l’Eurozone, fonds d’assurance chômage, et insistance européenne sur l’importance des systèmes d’allocations chômage et de protection sociale adéquate au niveau national.
Au final, l’accord préparé par l’Eurogroupe et adopté sans fanfare lors du Conseil européen de décembre 2018 n’a porté que sur le Mécanisme européen de stabilité et l’Union bancaire. Le rapport appelle à faire « avancer les travaux » sur un éventuel budget européen. Point de trace des discussions sur de nouveaux instruments de politique sociale ou encore de démocratisation de la gouvernance.
Dans la tribune intitulée « Pour une renaissance européenne » qu’Emmanuel Macron a adressée aux 28 opinions publiques européennes, le 4 mars dernier, ce dernier mentionne certes « un bouclier social » pour les travailleurs et « un salaire minimum européen », mais n’évoque pas une seule fois la zone euro. Cela est très significatif d’un renoncement à réformer en profondeur l’Union économique et monétaire au profit d’un repositionnement stratégique sur les questions de liberté et de sécurité.
On pourra arguer, à juste titre, que l’absence d’avancée politique majeure est due au contexte politique allemand : la formation longue et poussive de la troisième grande coalition, l’essoufflement du leadership merkelien, la montée en puissance de l’Alternative für Deutschland(AfD), etc. Mais au-delà des contingences de politique intérieure, la paralysie politique européenne a des causes plus profondes.
Les « bons Européens »?
En ces temps de campagne des élections européennes, on parle partout d’un soi-disant clivage entre populistes et progressistes. En réalité, les partis de gouvernement dans les pays ayant le plus de poids politique ne sont d’accord sur rien.
Ne souhaitant pas la désintégration d’une Union dont tous profitent malgré ses tares, ils sont incapables d’imaginer de nouveaux instruments communs, incapables de se donner les moyens des ambitions communes d’une Europe dont il faut objectivement enrayer le déclin. Ils ne cessent d’appeler à une Union plus efficace et plus démocratique dans un monde en mutation, sans vouloir réformer des structures pensées il y a 20 ans.
Ainsi, dans les capitales, les décideurs politiques se cachent souvent derrière des opinions soi-disant rétives envers l’Europe, réticentes à contribuer plus au budget de l’Union, refusant plus de solidarité avec le Grec, le Roumain ou le Balte, si loin de « nous ». Pourtant, différentes études ont montré que le chômage et les inégalités sociales figurent parmi les préoccupations les plus saillantes des Européens et que, dans ces domaines, il est possible de trouver des majorités soutenant une plus grande intervention de l’UE afin de remédier à ces problèmes à l’échelle du continent.
Ce dont l’Europe meurt depuis 20 ans, c’est donc surtout de l’immobilisme des progressistes autoproclamés qui, tout en clamant être les « bons Européens », sont surtout les défenseurs d’un statu quo intenable qui alimente la résurgence d’un nationalisme autoritaire et pourrait mener l’Union européenne à sa perte.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.