Avec un coup d’Etat, l’Espagne a failli retomber dans la dictature quelques années après la mort de Franco.
23 février 1981. Tandis que la France allait vivre sa première grande alternance politique avec l’arrivée au pouvoir du socialiste François Mitterrand, la jeune démocratie espagnole balbutiait. Six ans après la mort du général Franco qui a mis fin à quatre décennies de dictature, le roi d’Espagne Juan Carlos et le Premier ministre centriste Alfonso Suárez ont fait adopter par référendum une nouvelle constitution. L’Espagne a aussi connu ses premières élections démocratiques de l’ère moderne. Pourtant le pays est en triple crise: politique, économique et terroriste avec le groupe basque ETA. L’extrême droite militaire est en embuscade.
Nostalgie
Au sein des secteurs de l’armée nostalgiques du franquisme, des signes avant-coureur de révolte apparaissent dès le 9 avril 1977. Le Premier ministre légalise le parti communiste. Blasphème pour le néo-franquisme. En signe de protestation, le ministre de la Marine l’amiral Gabriel Pita da Veiga démissionne.
L’extrême droite supporte mal le retour de la démocratie et le nouveau découpage institutionnel. Le système des autonomies politiques qui donne un gouvernement local en Catalogne, au Pays Basque et en Andalousie est reçu dans les milieux conservateurs comme l’annonce de la fin de l’unité de l’Espagne.
Le roi, militaire le plus gradé de la nation, nommé par le dictateur Franco bénéficie d’une relative tolérance des milieux ultra. En revanche le chef du gouvernement Suárez, ancien ministre franquiste devenu centriste est la bête noire de l’armée considéré comme un traître. Mais aussi de la part du parti socialiste qui se voit comme la nouvelle force de pouvoir en Espagne. Au sein même de son parti, Union du Centre Démocratique (UCD) Adolfo Suárez est contesté. Une faiblesse qui se traduit par une série de démissions au cours de l’année 1980.
Le 15 janvier, le ministre de la Culture, Manuel Clavero claque la porte. Le 22 juillet, c’est au tour du vice-président du gouvernement: Fernando Abril Martorell.
Usé, fatigué, le Premier ministre en personne jette l’éponge. « Je ne veux pas que la démocratie ne soit qu’une parenthèse de l’histoire espagnole », c’est avec cette formule dramatique que Suárez annonce sa démission à la télévision le 1er février 1981, conscient qu’il est devenu trop fragile pour diriger un pays en crise.
Futur radical
Les secteurs radicaux de l’armée croient leur heure venue. Dans El Alcázar, journal de référence de l’extrême droite, des hauts gradés ouvertement putschistes publient une série d’éditoriaux appelant à mettre fin au régime démocratique au nom de l’unité de l’Espagne menacée selon les auteurs par la légalisation du Parti communiste et à la décentralisation d’une partie du pouvoir central au profit de la Catalogne et du Pays Basque.
L’étincelle finale sera le décès d’un terroriste indépendantiste basque torturé par la police. En représailles, le couple royal en visite dans la région est chahuté par une foule hostile. Les généraux réfractaires estiment que le roi a définitivement perdu le contrôle du pays.
Lundi , le Parlement espagnol est réuni en séance plénière pour investir José Calvo Sotelo qui doit prendre la suite du démissionnaire Alfonso Suárez pour diriger le pays.
Coup d’état
A 18h21, alors que les parlementaires ont commencé le vote d’investiture, une brigade de la Guardia Civil, police ayant le statut de militaire pénètre dans l’hémicycle. Sous le commandement du lieutenant-colonel Antonio Tejero, les militaires interrompent le vote et ordonnent à toutes les personnes présentes de s’allonger et ne pas bouger.
Le vice-président du gouvernement, Manuel Gutiérrez Mellado qui est également général de l’armée de terre et officier le plus gradé dans la salle, se lève. Il se dirige vers la tribune où se tient Tejero et lui ordonne de déposer les armes. Une dizaine de soldats sera nécessaire pour le maîtriser, malgré ses 70 ans.
Devant ce refus, les preneurs d’otages utilisent leurs armes automatiques pour tirer des rafales de balles, en direction des plafonds de la salle des séances. Aussitôt, l’intégralité des députés et ministres se couchent dans les travées, à l’exception du secrétaire général du Parti communiste Santiago Carrillo et du Premier ministre Adolfo Suárez. Ce dernier demandera aux putschistes « quelle est cette folie ? », « tout pour l’Espagne » sera la seule réponse.
Le but de ce « tout pour l’Espagne » est de faire tomber le régime démocratique. Deux courants se dessinent au sein des putschistes. Le plus radical souhaite un retour au franquisme et l’autre, plus modéré, veut prendre exemple sur la France voisine. Un général (comme de Gaule) serait à la tête d’un gouvernement d’union nationale composé de socialistes et de communistes.
Pour faire aboutir le coup d’État, les putschistes attendent le soutien du plus gradé d’entre eux: le roi d’Espagne Juan Carlos.
Pour l’instant, c’est le silence radio du côté de la maison royale. La première voix institutionnelle a se faire entendre sera celle du président de la Catalogne: Jordi Pujol. Avec la vacance du pouvoir à Madrid, la Generalitat de Catalogne devient est une puissante institution qui peut changer le cours de l’histoire en Espagne. Jordi Pujol est le fondateur du parti Convergencia, par lequel accéderont au pouvoir 30 ans plus tard Artur Mas et Carles Puigdemont.
Catalogne fidèle
Nationaliste catalan, Jordi Pujol a été d’une absolue loyauté au roi d’Espagne et à la Constitution espagnole. Homme d’État lucide, Pujol a bien compris que si le coup d’État réussissait c’était le retour de la dictature en Espagne. Pujol a été l’un des rares à réussir à contacter le roi. Le souverain rassure son interlocuteur lui confiant qu’une déclaration télévisée allait rapidement avoir lieu: la situation paraît sous contrôle.
Pourtant les heures passent et le roi ne s’exprime pas. Des manifestants inquiets commencent à affluer sur la place Sant Jaume de Barcelone devant la Generalitat. Pujol prend alors la parole en catalan sur la radio locale. Un discours rassurant, malgré une prise d’otage au Parlement national. Pujol explique à ses auditeurs que le roi va rapidement prendre la parole et insiste que dans la plupart des endroits du pays la situation est normale. Quelques heures plus tard, toujours dans l’attente de l’intervention du roi, Pujol va faire son discours devant l’Espagne entière sur la radio nationale.
Finalement, dans la nuit, a plus d’une heure du matin, le roi apparaît martial sur l’unique chaîne de télévision espagnole. Habillé en tenue de général pour rappeler qu’il est le chef des forces armées, le roi « ordonne aux chefs d’état-major de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir l’ordre constitutionnel dans le respect de la législation en vigueur ». Autrement dit, Juan-Carlos appelle à mettre fin au coup d’état.
Le roi a gagné, les commandements militaires un peu partout dans le pays obéissent au chef de l’État et abandonne les putschistes à leur sort. Ces derniers quitteront le Parlement au petit matin pour finir en prison. Le leader de la prise d’otage, Antonio Tejero Molina sera condamné à 30 ans de réclusion criminelle et sera libéré de manière anticipée en 1996. Il vit encore aujourd’hui à Madrid.