Europe, Catalogne, littérature – La correspondance épistolaire de Pierre Ducrozet et Hannes Köhler

L’écrivain français Pierre Ducrozet et l’auteur allemand Hannes Köhler ont passé ensemble quelques jours à Barcelone au cours du printemps 2018. S’en suivit une correspondance épistolaire, que la rédaction d’Equinox a choisi de publier en intégralité dans ses colonnes. 

C’est dans le cadre du projet « Allons Enfants! » que la prestigieuse institution littéraire allemande Literarisches Colloquium Berlin  a réalisé en 2017 et 2018 huit tandems d’auteurs franco-allemands voyageant dans différentes villes d’Europe. Les écrivains observent alors points communs et divergences sur leur vision de la situation européenne.

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En mai 2018, Pierre Ducrozet, écrivain français résidant à Barcelone, et l’allemand Hannes Köhler ont partagé quelques jours dans la capitale catalane avant de débuter leurs échanges épistolaires, qui s’acheva à la fin de la même année.

A l’invitation des organisateurs de l’initiative « Allons Enfants! », Equinox publie ici l’intégralité de leur correspondance.


Hannes Köhler, le 16 juin 2018

Dans l’ICE pour Berlin, juste avant Francfort

Cher Pierre,

Je viens de regarder le match France-Australie (félicitations ! Et j’espère que la France va encore mieux jouer au fil du tournoi…), c’est la Coupe du monde, tout le reste semble relégué au second plan. Pourtant, il se passe tant de choses dans le monde, en politique, en littérature, que mon regard sur ce spectacle, cette mise en scène d’une grande entente entre les peuples, est encore plus troublé qu’à l’ordinaire. Il y a déjà plus d’un mois que nous nous sommes retrouvés à Barcelone pour explorer la ville ensemble ; une exploration, dans notre cas, bien différente de la plupart des autres voyages qui ont lieu dans le cadre d’Allons Enfants.

Tu vis à Barcelone depuis plusieurs années déjà, et comme ma compagne est originaire de cette ville, elle est, en dehors de Berlin, celle où j’ai sans doute passé le plus d’heures depuis huit ans. C’est une sorte de seconde Heimat pour nous, je suppose – peut-être même la première pour toi ? Voilà qu’apparaît ce mot, cet étrange mot allemand de Heimat, apparemment sans équivalent dans de nombreuses langues ; je me demande quel mot français s’en rapproche le plus, ce n’est pas vraiment patrieTerre natale, peut-être ? Ce qui est beau dans le mot allemand Heimat, c’est qu’il ne se réduit pas à un lieu de naissance, à un pays, ça peut être un endroit où on sent qu’on a trouvé sa place, mais aussi un groupe de gens, ou même une seule personne. Du moins, c’est ainsi que je comprends ce mot. Du bist meine Heimat, tu es ma Heimat. Une bien belle phrase.

Mais c’est également un mot très présent aujourd’hui en Allemagne, dans ce combat des mots que nous menons actuellement. L’Allemagne a désormais un Heimatminister, titre éminemment ridicule au premier abord, mais qui en dit long sur la manière dont notre langue est dominée par les discours de droite depuis quelques mois. Ce Heimatminister et d’autres figures importantes de son parti (old white men, of course!), viennent donc de décider de refouler les groupes de réfugiés à la frontière, même si – tous les experts en droit constitutionnel semblent d’accord sur ce point – cela contrevient au droit européen, et à la charte européenne des droits de l’Homme. Mais il semble que cela fait longtemps qu’on ne se préoccupe plus de l’Europe ni du droit européen dans certains cercles du monde politique allemand. La Heimat passe avant tout, et un seul Volk, peuple, le sien.

Volk, encore un de ces mots. Nous avons évoqué ensemble ce concept qui est également dans toutes les bouches en ce moment à Barcelone, qui détermine la politique. El poble català, qui n’est peut-être pas un concept problématique en soi, même si, je dois l’avouer, je ressens toujours un certain malaise lorsqu’on parle de deutsches Volk, de peuple allemand, et de peuples d’une manière générale comme s’il s’agissait de quelque chose de défini, de figé. Le dictionnaire numérique de la langue allemande m’apprend que ce concept vient de l’ancien allemand folc, qui désignait l’« armée », avant de simplement signifier « beaucoup » à partir du VIIIème siècle. Étrange éventail sémantique, entre insignifiance et agressivité. Je parlais récemment avec un copain basque qui me disait combien il était agacé et trouvait dangereux que le concept soit de nouveau utilisé dans son sens biologique, comme si le Volk était une entité ayant grandi naturellement, comme un arbre, une jambe, et non une construction destinée à désigner un certain groupe de gens, qui repose évidemment sur certaines réalités, certaines lignes historiques, mais qui n’est finalement toujours qu’une élaboration.

En lisant ton roman, L’Invention des Corps je supposais déjà une certaine parenté dans notre manière de penser la question de l’appartenance à tels ou tels groupes, notre manière de voir ces groupes, fermés ou mouvants, en particulier à leurs marges. L’Europe, ce concept apparemment difficile à remplir ces jours-ci, qui ne parvient plus à stimuler l’éloquence et l’énergie des politiques, dans mon pays du moins, est pour moi le lieu, la chose, la pensée dans laquelle je voudrais me sentir heimisch, chez moi, ou plutôt non, dans laquelle je me sens chez moi. Et partout ces voix qui expriment leur aversion pour ce que l’Europe représente à leurs yeux : ouverture, libéralité, solidarité avec ceux qui viennent demander de l’aide à ses frontières. L’Europe en tant que construction politique est bien loin de cette dernière idée, nous le savons depuis Frontex, mais depuis un moment, nous en avons la démonstration particulièrement claire.

Ce qui manque dans tout cela, c’est une vraie politique de gauche, nous l’avons évoqué aussi, la défaillance des gauches classiques, leur quasi-dissolution en France. Et en Allemagne : un morcellement ancien, constant, aux origines antérieures mais qui a connu un premier point culminant en 1918, puis en 1933, lorsque le principal ennemi était l’autre gauche, et non le NSDAP, puis la division de l’Allemagne. Ici donc : défaillance, silence aussi, conflits internes, si bien que le candidat à la Chancellerie que je tenais pour un Européen convaincu, énergique, a fini par se dégonfler comme un ballon qu’on lâche en ayant oublié de faire un nœud.

J’envie la France, dont le président (peu importe ce que l’on pense de lui par ailleurs) se bat pour l’Europe, et semble voir clairement ce dont je suis moi-même convaincu aujourd’hui : sans des réformes de fond, sans une nouvelle structure, une union politique plus profonde, cette Europe va s’effondrer, peut-être pas dans cinq ans, ni dans dix, mais bientôt. Partir du principe que l’union économique mènerait logiquement à l’union politique s’avère être l’une des plus graves erreurs d’appréciation de l’après-guerre.

Un changement, donc, un nouveau départ, peut-être, avec les quelques États qui restent, qui sont encore prêts à essayer. Mais l’Allemagne, cette nouvelle Allemagne, dont le discours politique est de plus en plus à droite, se détourne, tourne le dos. Elle évite toute concession, toute européanisation qui pourrait être comprise comme une action contre son propre Volk.  Par lâcheté sans doute, mais peut-être aussi parce que la conviction qu’il faut d’abord penser à soi a vraiment gagné du terrain.

Et nous ? Nous avons passé quelques jours ensemble à Barcelone, échangeant en français, en espagnol, en allemand, nous avons discuté avec des auteur.e.s catalan.e.s, des journalistes, des artistes. La séparation, la rupture qui se profile à l’horizon semblait alors impensable, tellement loin de nos vies, qui sont si imprégnées de ces pays, de ces villes – Barcelone, Berlin, Lyon, Paris, Toulouse – et des gens qui y vivent. Est-ce que cela veut dire que nos vies n’ont rien à voir avec la réalité de la majorité des gens ? Sommes-nous naïfs ? Ou est-ce que les vociférations de la droite expliquent que la politique s’est éloignée de ce qui constitue la vie de la majorité de ses citoyens, sauf que cette vie, contrairement à ce que cette droite veut nous faire croire, n’est pas nationale, identitaire, mais au contraire basée sur les échanges quotidiens, ouverte, libre ? Et si c’est le cas : quand cette langue nationaliste, qui met le Volk au premier plan, aura-t-elle influencé notre réalité au point que celle-ci s’y adaptera ?

Et surtout : que pouvons-nous faire, nous autres auteur.e.s, à notre bureau, dans les cercles de gens qui ont les mêmes opinions que nous ? Écrire des livres européens ? Ne le faisons-nous pas depuis longtemps ? Parfois, j’ai l’espoir que le pendule va repartir dans l’autre direction, que cette phase de backlash ne sera bel et bien qu’une phase, et que ceux qui voient avant tout  nos points communs, qui sont pour une Europe forte, finiront par s’imposer, unis et déterminés. Car une partie de moi ne peut pas imaginer autre chose. L’autre observe l’évolution politique avec une appréhension croissante. Peut-être pourras-tu – je l’espère – lui redonner courage !


Pierre Ducrozet, le 6 juillet 2018

Mon cher Hannes,

Un grand merci pour ta lettre. Il y a plein de choses là-dedans, qui me donnent à penser et me feront rebondir ici.

Tout d’abord oui, il y avait une sorte d’évidence, de limpidité européenne à être là, à Barcelone, un écrivain allemand et un écrivain français, réunis par un organisme littéraire berlinois, parlant en français, en allemand, en espagnol, et nous trouvant chez nous en Catalogne. Une évidence pour nous, une manière de vivre sans frontières qui est loin d’être évidente pour ceux qui rencontrent partout des murs et des frontières, et pour ceux qui voudraient en bâtir de nouvelles. Nos propos, qui me semblaient couler de source, sur cette même Europe dans laquelle nous avons grandi, cet espace que nous habitons naturellement, vivant dans une ville ou l’autre, voyageant sans cesse et sans même se poser la question d’une quelconque frontière, cet espace-là semblait problématique pour certains des Barcelonais venus nous écouter, très déçus visiblement par l’attitude de l’Union Européenne pendant la crise catalane de l’automne 2017.

Et tout cela est lié à la sémantique, que tu soulèves avec justesse, et à ce sublime mot de Heimat. Comme tu le dis, il n’y a pas d’équivalent de ce mot en français, ni en espagnol, tout simplement parce que ce mot est unique, tout comme le saudade portugais. Heimat s’inscrit dans un régime de douceur, d’accueil, d’une délicatesse rare. C’est si loin de la patrie étouffante et agressive, ce serait plutôt une sorte de « chez soi », de « maison », ou plutôt « se sentir à la maison », mais qui sont bien bancals et faibles à côté de Heimat (et le merveilleux Heimweh qui en découle, ce mal, non pas du pays, mais de son pays, qui m’émeut, et que je sens parfois dans cette langue, en allemand, parce qu’on ne peut le penser que dans cette langue, qui est par ailleurs celle de ma mère, et donc colle parfaitement pour moi au mal du pays, qui est peut-être toujours celui de sa propre mère).

Ce Heimat, c’est peut-être le mouvement que nous devrions adopter : glisser sur les lieux, y rester si la coïncidence se fait, en repartir si elle ne se fait pas. Etre à l’écoute de l’esprit des lieux, de l’accueil qu’ils nous font, ou pas, de notre capacité à nous y fondre.

C’est ce qui m’est arrivé ici, à Barcelone : j’ai trouvé mon Heimat ici, encore plus que « chez moi » peut-être. Je me sens mieux ici que nulle part ailleurs, mieux qu’en France, en Autriche ou en Allemagne, alors que je n’ai aucun lien a priori avec l’Espagne. L’Espagne est mon lieu d’élection, celui qui m’a révélé à moi-même, celui où la chaleur humaine, l’ardeur et la tendresse, la puissance et l’hospitalité m’ont accueilli, ému, conquis. Je suis ici chez moi. Dans cette même ville sans cesse en prise avec ses problèmes identitaires, en tension avec le reste de l’Espagne, qui sait qui elle est et ne le sait pas, qui est généreuse et parfois repliée sur elle-même, eh bien cette même ville m’a accueilli à bras ouverts comme elle l’a fait de millions de personnes venues du monde entier.

Le problème que l’on connaît en Catalogne en ce moment est le même qu’en Europe : nous pensons que les choses et les êtres circulent, or il n’en est rien. Nous sommes (et j’inclus là-dedans ma femme, Julieta, venue d’Argentine il y a 15 ans, ainsi que tous les millions de personnes venues des cinq continents) les déçus de l’Union Européenne, dans laquelle on croyait et croit toujours, qui était censée incarner une terre d’accueil, de culture, d’élan politique, un cadre excitant dans lequel se mouvoir et imaginer le futur, une terre de paix et d’utopie, et qui est en train de devenir tout le contraire. Or notre tâche est peut-être de surmonter cette déception et de demander plus d’Europe, plus d’utopie, plus de paix, devant tous les affreux eurosceptiques.

Que peut la littérature et l’art dans tout cela ? te demandes-tu dans ta lettre.

Je crois qu’elle peut faire beaucoup, parce qu’elle se situe là où il faut. Elle peut changer le récit sur l’Europe, son imaginaire, la façon que nous avons de la penser, de l’imaginer, de la concevoir. Les hommes marchent à la fiction ; tout l’est, le droit, la liberté, les principes fondamentaux d’une société sont tous des fictions ; et les grands défis que nous affrontons ont besoin de grands récits pour infléchir leur cours : le réchauffement climatique, les migrations, l’hyper-capitalisme, les replis nationalistes, tous ces défis, dangers ou débats nécessitent des changements de narration afin d’être écrits et pensés d’une autre façon. Je crois que la littérature peut penser tout ça, peut penser notre rapport à la Terre, qui est à réinventer entièrement, que l’utopie naît de récits – si on laisse tout ça aux hommes politiques, on est foutus.

La gauche, justement, dont tu parles, la gauche est en manque complet de récits. Elle n’a plus de fiction vers laquelle avancer, pas de grand soir, pas d’élans narratifs, et donc elle n’avance pas. La droite, elle, avance vers des récits : le « grand remplacement », les territoires arrachés, la « globalisation » honnie, tout cela ce sont des moteurs fictionnels forts – à tort sans doute. La gauche doit construire des récits.

Et son principal défi est d’inverser les registres, les tonalités. Ce n’est plus le champ lexical de la peur, de la résignation, du danger qui doivent régner lorsque l’on évoque les migrations, le changement climatique, la globalisation, mais bien celui du défi à relever, de l’élan, du mouvement commun. Le rapport à la Terre (qui m’occupe en ce moment) souffre largement de ce problème sémantique, ainsi que d’un manque flagrant d’imaginaire, qui reste à construire. Pourquoi a-t-on tant tardé à réagir ? Pourquoi ne parvient-on pas à agir ? Parce qu’on ne peut pas imaginer ce qui arrive. Parce qu’on ne le voit pas. L’homme est ainsi, il lui faut visualiser les choses pour entrer en action.

Cher Hannes, je suis reparti peut-être dans d’autres directions, mais c’est ce à quoi nous mènent les conversations.

Je trouve ça beau que ce Allons Enfants nous mène à réfléchir à tout cela ensemble, après ces belles journées passées à Barcelone, celles à venir à Berlin ; imaginer ces territoires communs, géographiques et littéraires, ces espaces fictifs et réels dans lesquels nous aimerions vivre, et desquels les contingences politiques souvent nous éloignent.

Au plaisir de te lire, cher ami,

Pierre


Hannes Köhler, le 24 juillet 2018

Cher Pierre,

Je viens de relire avec plaisir ta lettre, un texte qui donne à réfléchir, empreint de doute, et pourtant profondément optimiste. Et je n’ai pas pu m’empêcher de rire, silencieusement – à la Bibliothèque nationale, où je travaille chaque jour, on se réjouit en silence ! – de ce que dans notre dialogue, jusqu’à présent – c’est du moins comme cela que je lis nos lettres avec un peu de recul –, j’ai endossé le rôle du pessimiste. L’Allemand pessimiste à Berlin et le Français optimiste à Barcelone, ce cliché m’a beaucoup amusé. Alors qu’en réalité, je me décrirais plutôt comme un optimiste. Sortons des cases, par ici les pensées positives !

Tout d’abord, rapidement, puisque c’est ainsi que j’ai commencé ma première lettre : félicitations pour la Coupe du Monde, je me suis vraiment réjoui de la victoire française, et puis de ta superbe photo sur les réseaux sociaux, avec un ami, deux visages un peu flous avec le sourire jusqu’aux oreilles. Chouette que ce tournoi un peu poussif et souvent maussade se soit terminé ainsi !

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Mais revenons à notre dialogue, ou plutôt directement à son cœur, que je situe dans ta dernière lettre dans la question de la force et de la signification des « récits collectifs », qui marquent souvent de façon inconsciente notre vie quotidienne à tous, et déterminent aussi la politique. J’ai longuement réfléchi à ce que tu écris, à savoir que la gauche a perdu ses récits, qu’elle n’a pas de réponse à l’évolution du monde. Le fait est que la gauche tirait sa force, en grande partie, d’un récit tourné vers l’avenir, la volonté de libérer les ouvriers et les prolétaires, d’améliorer leur éducation et leurs conditions de vie, « vers le soleil, vers la liberté ! ». La social-démocratie allemande a toujours eu peur de l’utopie, notamment au vu des horreurs du XXème siècle, elle a craint (à raison) le communisme, mais cette crainte a eu très tôt pour conséquence que les récits orientés vers l’avenir pouvaient être très fades, manquer d’ambition, qu’ils ont toujours évité le mot « socialiste », utilisé dans d’autres pays d’Europe comme une évidence. Depuis un certain nombre d’années, elle a l’air complètement figée, prisonnière entre tradition, volonté de renouvellement et incapacité de se libérer, dans ses idées et dans son langage, de son environnement néo-libéral. La gauche allemande paraît indécise, divisée entre les vieux traditionalistes, qui voudraient tout pardonner à la Russie, les internationalistes et les nationalistes soi-disant de gauche. Quant aux Verts ? lls n’osent pas penser en grand, ou se sont rendus compte que le passage d’un petit parti défendant certains intérêts à un grand parti est douloureux.

Malgré une situation économique plus florissante que depuis de nombreuses années (j’ai lu que même dans le sud de l’Europe, les conséquences de la crise de 2008 sont presque surmontées – comment vois-tu cela, toi qui vis sur place ?), et un certain niveau de prospérité atteint en Allemagne, les choses ne vont pas forcément continuer à s’améliorer, et les récits de la peur ont manifestement la part belle, ils accrochent plus facilement, ils disent qu’il s’agit de conserver ce qui est acquis, de défendre ses possessions contre les autres, ceux d’ailleurs. Un récit simple, presque simpliste, si l’on pense au nombre de fois où il a déjà été utilisé, mais on ne peut que s’étonner de la constance avec laquelle il réapparaît à intervalles réguliers, comme une bouteille pleine d’air (et oui, appliquons cette image aux politiciens concernés !) que l’on enfonce dans l’eau.

Le retour en arrière, donc, comme véritable alternative, comme se nomme cet infâme rassemblement d’ultraconservateurs et de gens d’extrême droite que les sondages créditent actuellement d’intentions de vote toujours plus importantes.

N’oublions pas qu’en Allemagne aussi, un très grand nombre de gens n’ont pas accès à la richesse du pays, doivent cumuler les petits boulots pour payer leurs factures… L’intérim, la multiplication des « free lance », tous ces problèmes concernent aussi la riche Allemagne, mais touchent évidemment bien plus encore d’autres pays d’Europe. Lorsque j’ai pris conscience des différences de salaires dans l’entourage de ma compagne à Barcelone – et la vie n’est pas beaucoup moins chère là-bas, à Barcelone aussi, les loyers flambent – j’ai été vraiment choqué, de ma propre naïveté aussi : le point de vue autocentré de l’Allemand qui ne sait souvent pas grand-chose des conditions de vie dans les autres pays d’Europe.

Voilà le pessimisme qui revient, la mélancolie allemande serait-elle en train de prendre le dessus ? J’avoue qu’avec les partis allemands, j’ai du mal à espérer, mais je vois aussi que beaucoup de gens s’opposent à ces récits de peur et de retour en arrière, des gens qui participent à des manifestations contre l’AfD, qui s’engagent au quotidien, qui font des dons pour le sauvetage en mer ou prennent la mer eux-mêmes lorsque la politique européenne échoue, la société civile se réveille, même les églises prennent position contre l’agressivité de l’extrême droite. Tout cela, ce sont des voix dispersées, dont nous n’entendons peut-être pas encore l’harmonie, parce qu’elles ne poursuivent pas un seul objectif, parce que, conformément à leur conception politique, il est évident de trouver des divergences dans une démocratie, elles la définissent. J’ai l’espoir que la masse de ces voix s’amplifie, que les sons disparates, quand il le faudra, formeront un chœur puissant ; on en voit les premiers signes.

Il va falloir – et nous revenons à la gauche, et peut-être aussi aux libéraux et aux conservateurs qui tiennent vraiment au maintien de la démocratie, de la démocratie en elle-même, pas en tant que moyen pour atteindre une fin, parce qu’elle va dans leur sens ou semble offrir le cadre le plus sûr au capitalisme global, mais en tant que meilleur régime possible (ou comme disait Churchill, le plus mauvais à l’exception de tous les autres) –, pour les gens dans nos pays, sur ce petit bout de terre qu’est l’Europe, il va falloir que nous osions développer de nouveaux récits, nous serons forcés de le faire, lorsque les ressources viendront à manquer, lorsque l’automatisation progressera encore et que le monde du travail tel que nous le connaissons aujourd’hui cessera d’exister. Nous aurons alors besoin de gens qui ont de nouvelles visions, de nouvelles idées, qui sont capables de penser et de formuler de nouvelles façons de vivre, de nouvelles formes de vie en communauté. Je doute que la littérature puisse être directement impliquée là-dedans, ça ne peut pas être sa tâche, mais peut-être que des textes, des poèmes, des romans peuvent contribuer à garder vivante cette image de la diversité qui marque tant notre société actuelle, qui l’enrichit. Nous pouvons tourner nos regards vers les sociétés actuelles, passées et futures, nos peurs, ce qui constitue notre humanité, mais aussi au-delà, et en particulier au-delà de ces frontières auxquelles veulent revenir beaucoup de passéistes. Nous pouvons et devons participer plus activement au discours social, par-delà nos textes, en tant que voix politiques, nous pouvons exiger une précision dans la discussion, une exactitude qui manque aujourd’hui à de nombreux politiciens lorsqu’ils répondent aux nationalistes. La solution ne peut pas être dans l’imitation et la mise en place d’une version édulcorée de leurs exigences ; il faut être contre, penser autrement, aller de l’avant au lieu de revenir en arrière. Nous devons exiger ce courage, et peut-être pouvons-nous également en parler. Je suis en train d’écrire un roman autour d’un groupe d’anarchistes dans le Barcelone des années 1970, et même si l’anarchisme, même syndical comme on le trouve dans le sud de l’Europe, m’est étranger comme pensée politique et que beaucoup de ses objectifs me semblent irréalistes, je suis impressionné par cette volonté de créer quelque chose de vraiment différent, une vraie alternative, qui caractérisait ses représentants, en particulier la volonté d’un internationalisme vécu. Je pense également que la gauche, dans sa recherche de récits politiques, devrait peut-être enfin dépasser Marx, dont les analyses sociétales restent étonnamment actuelles, mais dont la vision politique, dans un monde du travail en pleine mutation, où le travail finira par ne plus occuper une place centrale dans nos vies, devient inopérante. Peut-être la gauche peut-elle revenir sur sa propre évolution avant Marx, peut-être peut-elle trouver comment aller de l’avant en regardant derrière elle. Ou est-ce que je me trompe ? Et que la faiblesse de la gauche ne réside peut-être pas dans sa fixation sur la pensée de Marx et les théories qui en découlent, mais dans l’installation dans un status quo qui rend impossible une vraie remise en question de la conception néo-capitaliste de notre société ? Bien sûr, me diras-tu peut-être, il y a des mouvements comme Podemos en Espagne, mais là encore il y a trop de Marx à mon goût, trop de vieux remèdes pour des maux nouveaux, ou du moins différents. Un nouveau départ paraît nécessaire, surtout en France et en Allemagne, ce cœur de l’Europe qui bat bien faiblement en ce moment, et la question se pose alors de savoir comment adviendra ce nouveau départ. Mon espoir, c’est qu’il naîtra de cette multitude de voix que nous entendons d’ores et déjà. Peut-être un auteur ou un philosophe est-il déjà en train d’écrire le récit d’une Europe unie, ouverte, qui enthousiasmera tout le monde ou peut-être, ce qui serait plus en phase avec notre époque, que ce doit être un groupe de gens qui doit développer ce genre de récits.

Tu vois, mon cher Pierre, l’optimisme m’a emmené aux limites du pathos. Et une nouvelle fois, cela me fait rire, parce que le pathos, avec sa pompe wagnérienne, peut être très allemand. On ne se refait pas. Et pourtant, je sais que lorsque je descendrai de l’avion à Barcelone, vendredi, je me sentirai, comme toujours, heimisch, chez moi. Se sentir chez soi dans des lieux multiples, sous différents toits et avec des gens de toutes origines, voilà ce que je souhaite, que tous les Européens, pas seulement les étudiants, aillent vivre un an dans un autre pays. Ça changerait peut-être beaucoup de choses. Car il y a beaucoup de choses à changer, tu ne penses pas ?

Un abrazo

Hannes


Pierre Ducrozet, le 21 août 2018

Cher Hannes,

L’été, le lourd et brillant été s’achève lentement, je me remets à t’écrire (après t’avoir traduit en espagnol, drôle d’expérience).

Ta dernière lettre est très riche, pleine de réflexions, je reprendrai tout ça à la volée et repartirai là où le cœur m’en dit.

Je me suis arrêté deux fois sur le mot Narrativ, en me demandant si tu voulais désigner ainsi des récits collectifs ou bien parler de « narration » plus littéraire, si tu parlais, en somme, de littérature ou de politique, et je me suis dit que ce doute lui-même était significatif, les deux étant, dans ce cas, à peu près indémêlables.

Tous les piliers sur lesquels sont fondées nos sociétés sont des fictions, des récits que l’on construit : la loi, la justice, l’égalité, etc. (y compris l’argent), tout cela n’existe pas en tant que tel, on les invente, elles flottent quelque part, elles n’ont pas de réalité, et pourtant nos sociétés humaines sont fondées dessus. Tout ce qui nous définit en tant qu’êtres humains et sociétés est une immense fiction, nécessaire à leur bon fonctionnement.

Ceci posé, on voit bien qu’il nous faut donc de nouvelles fictions pour continuer à avancer en tant que communauté. C’est en cela que je parlais de fictions, de récits collectifs, et c’est ainsi que je te lis (d’où le doute : sont-ce des récits politiques ? Littéraires ? Qui les forme et comment ?). Ce serait trop complexe et incertain d’essayer de détailler ici comment ils se forment, on pourrait plutôt se poser la question des nouveaux récits à construire.

C’est par ignorance des nouvelles lignes de fracture que nous sommes incapables de produire de nouveaux récits. Et cela me paraît assez clair concernant le sujet essentiel aujourd’hui : ce que Bruno Latour appelle le Terrestre dans son magistral livre Où atterrir (2017). Nous ne savons pas comment habiter sur de nouvelles modalités la Terre, comment réinventer nos appartenances aux sols, aux mers, à la planète, parce que nous ne savons pas quel est le problème. Enfin oui, maintenant nous pouvons voir à peu près quel est le problème, mais comment y remédier ? Par de nouveaux récits.

Comment réinvestir le monde, l’habiter d’une autre manière, non plus sur le mode de la domination, de la destruction, mais d’une danse, d’une mobilité, d’une connaissance, d’une interconnexion ? Je ne sais pas, bien sûr, et personne ne sait, mais j’aimerais justement me poser modestement la question dans mon nouveau roman.

Je suis comme toi, je ne pense pas que la littérature puisse grand-chose, un livre ne change pas le monde, ou alors très très rarement, et ça n’a bien sûr aucun sens de l’espérer des siens, mais je pense plutôt que la littérature est un mode de connaissance, de compréhension, d’appréhension sensible des choses, pour celui qui écrit, et, si cela fonctionne, pour celui qui la lit.

Ce qui me préoccupe avant tout, dans l’écriture, c’est le rythme, la pulsation, le mouvement. Ensuite la forme romanesque, la structure, les mouvements possibles là aussi. Mais, comme je pense qu’un roman peut tout faire, tout englober et tout tenter à la fois, je me dis qu’il pourrait aussi penser le monde, en l’occurrence contemporain, appréhender sa forme, ses questionnements, ses problématiques, et en les mettant en forme leur donner une réalité sensible que seuls la fiction et l’art permettent de créer. Le journalisme est vital, mais seul le récit nous permet d’entrer vraiment dans les choses. Entre « 95 morts en Syrie » et un récit qui nous fasse entrer dans ce massacre, il y a un monde. L’un nous laisse à l’extérieur, l’autre non.

La littérature ne peut pas grand-chose, certes, mais elle peut ça.

C’est très loin, je crois, de ce qu’on appelait au 20e siècle la littérature engagée, qui, en produisant des œuvres partiales, dirigées vers un but et une idée préétablie, se trompe. Le roman doit mettre en branle des forces, qui s’affrontent ensuite librement, sans que l’auteur ne sache où elles vont aller. Là encore, c’est le rythme propre à un roman, sa tonalité souterraine qui vont dicter l’avancée de l’intrigue.

Pour en revenir à la politique, la gauche est en panne parce qu’elle n’a pas d’imagination et ne sait pas où ni comment créer de nouveaux récits. Le capitalisme est une telle machine qu’elle a avalé la gauche et n’en a laissé que des miettes. La gauche devrait se réinventer autour de cette nouvelle ligne de fracture : Terre / non-Terre ; universalité / local. Et dans cette dernière dualité, justement, apprendre à penser les deux à la fois :  le microscopique des sols et l’ensemble du vivant, la géologie en même temps que l’économie, elle doit penser large et relié, et appréhender de nouveau l’ensemble du terrestre.

Mais tout ça ce sont de grandes paroles, et les hommes politiques de gauche sont très loin de ces considérations, engluées entre une social-démocratie d’une rare fadeur et une extrême gauche (en tout cas en France) incapable de penser ce monde moderne-là. Si j’apprécie Podemos en Espagne, par exemple, c’est parce qu’ils n’ont pas peur de se colleter à ce réalité-là.

Et la ligne de fracture, c’est aussi le marxisme. Marx est toujours opérant, la société est toujours fondée sur des rapports de production et de classe, mais il a été bien sûr historiquement disqualifié. Il faut à la fois oublier Marx et le réinventer. Cela pourrait passer par le rapport au sol. C’est pourquoi la question des migrants est centrale : ils incarnent ce rapport de classe à la terre. Des hommes sont privés de terre, d’autres la détruisent sciemment. Certains hommes auront bientôt les pieds dans l’eau, d’autres volent au-dessus. Certains seront emportés par les vagues et les tempêtes, d’autres se réfugieront dans des bunkers. La ligne de fracture est là. Elle existe, elle est visible. Et elle va nous péter à la gueule. Et les pays riches, responsables de ce désastre-là, ferment leurs frontières, car ils ont peur de ça. Ils savent que l’eau va manquer, que les terres vont manquer, que la nourriture va manquer, et que ceux qui en seront privés viendront les chercher là où elles sont, c’est-à-dire chez eux. Ce n’est pas encore le cas, mais ils le sentent venir. Alors ils ferment les frontières, bâtissent des murs, ne laissant que la lumière allumée.

S’ils se recroquevillent sur leurs terres, c’est parce qu’ils en seront bientôt privés. Cela tremble, partout, sous nos pieds à tous, et la vague réactionnaire s’explique à mon avis par ce sentiment de peur, de trouble, de danger que sentent ceux qui ont encore quelque chose à perdre.

Voilà en tout cas les questions politiques et littéraires qui m’agitent en ce moment.

Je trouve intéressant d’essayer de faire rentrer ce contemporain-là dans le roman. Ça l’agite, le bouscule, le questionne, et tout est bon, je crois, pour éviter que le roman ne flétrisse. Mais peut-être me diras-tu le contraire, et j’en serais ravi.

Bon, à part ça, la France est championne du monde, et on est bien contents !

Je t’embrasse,

À bientôt mon cher Hannes !

Pierre


Hannes Köhler, le 20 septembre 2018

Cher Pierre,

Je viens de relire ta lettre, cette fois dans sa traduction allemande ; avant de partir en vacances (nous sommes tous les deux allés en Sicile cette année, quel intéressant hasard – j’y reviendrai), je l’avais déjà lue deux fois en français et m’étais promis d’y répondre aussitôt, et puis tu sais ce que c’est, les projets, le temps : soudain, septembre est là, l’été s’enfuit tout doucement, il fait encore preuve d’une force étonnante en journée, mais les nuits présagent déjà l’automne berlinois, qui montrera sans doute bien vite son visage gris et pluvieux.

Après la lecture de ta lettre si riche, si intéressante, moi aussi je me demande où rebondir, mais je vais peut-être le faire avec le terrestre, le sol, ce concept et ce complexe thématique dont tu dis qu’il occupera une place centrale dans ton nouveau roman – que je suis déjà impatient de lire ! En Sicile, il était impressionnant de voir, dans les temples grecs et romains, les mosaïques de l’époque des rois normands, l’entrelacs magnifique d’éléments gréco-byzantins, normands et arabes, et à quel point cette île à la périphérie sud de l’Europe peut être un exemple et un avertissement pour notre époque. Une terre, un sol, un terrain marqués par plusieurs douzaines de cultures, colonisés (dans une acception encore lointaine du sens moderne, colonialiste du mot), conquis, occupés un nombre incalculable de fois au cours des siècles. Un sol souvent aride qui devient soudain verdoyant, qui vous surprend, qui se fissure sur les îles éoliennes, émet des vapeurs de soufre et, même, de la lave en fusion. Une île située à la rencontre de deux plaques continentales, la plaque eurasienne et la plaque africaine, belle image là encore d’un lieu intermédiaire, de passage.

Nous n’avons pas spécialement vu de réfugiés, mais des ferrys partaient d’Agrigente pour Linosa ou Lampedusa, des lieux dont on a beaucoup entendu parler ces dernières années, et dans les endroits touristiques, comme Taormine, dont j’ai trouvé qu’elle faisait désagréablement étalage de sa richesse, on voit des vendeurs de rue venus d’Afrique, au bord des places, au bord des plages, parfois avec leur femme et leurs enfants près d’eux. Des gens dont tant d’autres parlent volontiers comme d’une masse abstraite, une menace, peut-être d’autant plus forte lorsqu’on ajoute l’élément religieux au récit de la peur, l’histoire du menaçant islam.

Voilà le concept de récit qui revient, et tu te demandais dans ta dernière lettre comment je le comprenais et voudrais qu’il soit utilisé. Les deux acceptions sont justes et importantes, je crois, le récit politique et social, mais aussi la petite histoire littéraire toute simple, la fiction poétique, qui partant de ce petit noyau peut grandir jusqu’à s’inscrire dans la mémoire collective, qui peut devenir une des fictions politiques et sociétales dont est fait, tu as raison, notre quotidien, dont sont faits nos États, notre vivre ensemble. Ce genre de textes a existé régulièrement, ce n’est certainement pas un hasard si 1984 de George Orwell s’est si bien vendu l’année dernière, tout comme son Hommage to Catalunya – pour revenir brièvement sur un sujet évoqué dans nos lettres précédentes.

L’histoire que nous raconte la Sicile est très intéressante, c’est l’histoire des rois normands, un groupe de migrants belliqueux venus du nord, qui avaient quitté une patrie aux conditions de vie trop difficiles, et régnèrent sur l’île pendant quelques décennies, en sachant mêler leurs propres éléments culturels avec ceux qu’ils avaient trouvés sur place, accueillir des influences étrangères pour en faire quelque chose de nouveau et d’impressionnant, largement considéré aujourd’hui comme un âge d’or de l’île. Ce qui est intéressant lorsqu’on pense, en comparaison, à la perception actuelle de l’étranger. Mais il semble qu’on ait tendance à ignorer assez facilement cette perspective de l’émigration, de la transformation d’anciennes structures, pour peu que les migrants aient la peau claire, soient peut-être même blonds, comme ce fut souvent le cas en Amérique du Nord. L’historien en moi reste toujours sans voix devant la cécité dont nous faisons preuve face à notre propre histoire, et la célèbre citation de Santayana (« Those who cannot remember the past are condemned to repeat it ») s’impose souvent à mon esprit.

Personne n’a jamais pu s’isoler complètement, ni l’Empire romain, ni l’Empire chinois, et les Empires américain ou européen ne seront pas en mesure de le faire, si les habitants des pays qui souffrent le plus des conséquences de notre mode de vie se mettent en route pour faire valoir leur droit à un peu de terre, à un lieu. Aucun mur ni autre barrière ne pourra contenir ce genre de mouvement, ils ne l’ont jamais fait, et la force sera impuissante elle aussi, d’autant que le recours à la force aux frontières, qu’apparemment de plus en plus de gens envisagent secrètement, honteusement, l’idée du recours aux armes jaillissant brièvement dans leur esprit, signifierait la fin de tout ce que symbolise volontiers l’Europe.

Tu suggères les concepts de mobilité, d’interconnexion, de danse, comme autant de moyens de réinvestir la terre. En Sicile, j’ai vu, et toi aussi, probablement, les choses merveilleuses qui peuvent naître de l’interconnexion de gens issus de contextes culturels très différents, et à quel point la mobilité, d’un endroit à l’autre, apporte des choses qui peuvent infiniment enrichir la culture d’une région. Et effectivement, peut-être que la danse est aussi possible, finalement, en de tels endroits. Pour l’instant, une danse européenne qui invite à y participer semble difficilement envisageable. Mais nous devons la penser, et la raconter, car ce n’est que par les récits qu’elle devient tangible, imaginable, et ce n’est qu’en pensant ces idées que nous pourrons développer cette danse. Est-ce que ce sera un jour envisageable à l’échelle globale, je ne veux pas y réfléchir pour l’instant, tant une danse commune semble déjà difficile dans les cercles les plus restreints.

Mais c’est en cela, je te donne absolument raison, que réside la grande chance du roman, son importance. Dans la liberté de sa forme, qui permet la mobilité, dans l’alternance constante des voix, des influences. Avant-hier, j’assistais justement à un débat littéraire qui célébrait le triomphe de la forme auto-fictionnelle, et prédisait quasiment la fin du roman. J’ai moi-même eu cette discussion récemment avec un ami basque. Qui a encore besoin du roman, cette forme historique, qui a encore besoin de la fiction ?

Nous avons tous besoin de la fiction, j’en suis convaincu, parce qu’elle est libre et crée de nouveaux espaces de liberté, parce qu’elle est ouverte aux influences nouvelles et aux nouvelles idées, parce qu’elle est ludique, parce que ses limites ne sont posées que par la pensée de celui qui écrit et que cette pensée peut donc aussi poser de nouvelles limites dans le quotidien, parce qu’elle ne se préoccupe pas de questions de pseudo-authenticité, dont la popularité aujourd’hui n’est peut-être guère étonnante. Lorsque tout semble se dissoudre, les textes auto-fictionnels constituent une sécurité, une façon d’ancrer sa propre biographie, de la stabiliser. Mais ensuite, dans la réception de ces textes, manque souvent le jeu, l’aspect fictionnel, qu’ils contiennent pourtant très souvent. Or c’est justement dans cet entre-deux que réside selon moi leur plus grand intérêt (car il est évident que des textes comme Le Royaume de Carrère ont une grande valeur littéraire), et non dans une franchise, une authenticité supposées ; ceux qui postulent cela n’ont manifestement aucune idée de la production littéraire.

Ce dont nous avons besoin, à mes yeux, c’est, comme tu le dis, d’idées nouvelles, de réfléchir de manière nouvelle à notre présent, et même plus loin que cela. Le roman ne peut et ne doit jamais être une sorte de mode d’emploi. Surtout pas de littérature engagée ! Mais il peut emprunter de nouvelles voies, poser des questions importantes, bref, dans son petit domaine, il peut faire partie intégrante du dialogue social. Chose que nous devrions, nous autres écrivains, exiger.

Tout regard, qu’il soit porté sur le passé ou le présent, toute question soulevée dans un roman en dit toujours long, aussi, sur l’époque de son apparition, et peut-être n’est-il donc pas étonnant que tu t’occupes du terrestre et moi d’anarchistes de divers pays d’Europe se rassemblant à Barcelone. Réfléchir aux lignes de faille, réfléchir à des chemins anciens ou nouveaux, à des idées et des théories sous une forme nouvelle, garder le meilleur de l’analyse marxiste sans le ton doctoral de Marx, la volonté anarchiste de liberté, la volonté de coopérer, sans s’accrocher désespérément à la croyance qu’il faudrait détruire l’État et toute structure étatique. Peut-être pourrait-on développer quelque chose à partir de ça, qu’en penses-tu ? Dis-moi surtout : quelle impression t’a fait la Sicile, cette île posée sur une ligne de faille, cette île magnifique jonchée de montagnes d’ordures qui s’accumulent au bord des routes et sur les parkings ? N’a-t-elle pas été, elle aussi, une inspiration pour ton roman ? Où vas-tu le situer, quelle terra vas-tu choisir pour ce roman terrestre ?

Raconte-moi un peu, si tu veux bien !

Un abrazo,

Hannes


Pierre Ducrozet, le 15 novembre 2018

Cher Hannes,

Merci beaucoup pour ta lettre, qui m’a fait plaisir.

Effectivement, amusante coïncidence que celle de la Sicile, j’ai comme toi été ébloui par la beauté et le charme puissant de cette île, sa rudesse, son essence si méditerranéenne, sa force. Le lieu de passages et de sédimentations que tu décris bien.

En réalité, ces mélanges et ces imbrications sont parfaitement inévitables, tu as raison, et bien sûr souhaitables, alors pourquoi tant s’épuiser à essayer de les éviter ?

Si la Sicile sera une des terres de mon prochain roman ? Peut-être. L’idée est de tracer le plan de mon livre directement sur une mappemonde, et aucun territoire n’est exclu, j’aimerais même idéalement que tous puissent y entrer. Je rêve d’un roman qui circule sans arrêt sur la planète entière, qui intègre comme postulat de base que notre circulation est complète et sans retour, que notre territoire est celui-là dans son entier.

Il est impossible de penser local, petit, circonscrit, nous sommes désormais tenus de penser global, ce qui se passe au fond de la forêt de Bornéo a des répercussions sur les fleuves du Canada ou les villes chinoises, tout est intrinsèquement lié, on le sait.

Ceci dit, si le monde entier y rentrera, ce sera principalement un roman asiatique, autour de la Birmanie, de la Chine, de l’Inde, de la Thaïlande, qui devraient être les pôles du livre.

La question de base est la suivante : comment réinventer notre rapport à l’espace, à la Terre, au voyage, à l’exploration, en partant du principe que l’on connaît très mal le monde que l’on domine pourtant. Une dizaine de personnages sont envoyés aux quatre coins du monde dans le but de dessiner de nouvelles cartes, de tisser un immense état des lieux, et donc potentiellement un nouveau rapport au vivant.

Bon, j’aimerais t’en dire plus, mais tout ça est en construction (et en bordel), le récit se ramifie et part dans plein de directions, donc j’aurai du mal à te le résumer pour l’instant.

Mais comme on se le disait dans nos lettres précédentes, l’idée c’est donc ça (et je crois que c’est pareil pour toi) : m’emparer de mes préoccupations politiques, géographiques et écologiques dans une fiction, mettre en branle les problématiques, lancer des personnages comme des boules de bowling dans ce foutoir absolu et voir ce que cela fait. Ce réel-là est une matière littéraire, j’en suis sûr, on pourra en faire quelque chose. (Et peut-être que cela peut m’aider à y comprendre quelque chose, ou au moins à lui donner une forme, pour moi.)

Ensuite, tous ces fils et ces réflexions devront progressivement disparaître, seuls resteront les personnages, les lieux, l’action, mais ce qui les sous-tend est bien cela.

Comme toi, je me demande quelle forme littéraire on pourrait bien donner à ce putain de monde ; ma réponse, pour l’instant, serait qu’elle doit épouser ses ressacs, et être comme lui bigarrée, éclatée, rhizomique.

J’aimerais aussi que tu me parles plus de ton travail autour des anarchistes à Barcelone. Ce monde perdu, que l’on regrette parfois, de luttes, de rage, de devenirs.

Je prépare en ce moment un cours pour le master de création littéraire à Bruxelles auquel je participe depuis trois ans, et je relis du coup les trois auteurs qui me semblent les plus importants de ce début de siècle (ou au moins qui m’intéressent le plus) : Roberto Bolaño, David Foster Wallace et Don DeLillo. Parce qu’ils tentent tous les trois d’élaborer justement des formes neuves, des romans aussi fous, éclatés et labyrinthiques que le monde dans lequel ils naissent, comme l’a aussi fait Jean-Michel Basquiat.

Je suis allé voir, début octobre, la grande exposition sur son œuvre qu’il y a en ce moment à Paris, et ça a été très émouvant de voir ces 120 toiles réunies après les avoir regardées pendant si longtemps pour préparer mon roman Eroica.

Je suis de plus en plus convaincu que Basquiat est le premier artiste du XXIe siècle (sans l’avoir connu), et qu’il nous montre la voie. Il compose, rature, refait, il relie, interprète, reformule ; il ordonne le chaos brûlant. Le roman pourrait, comme la peinture de Basquiat, être plié, envahi par des corps étrangers, il pourrait craquer de toutes parts. Le roman est la flexibilité même, il peut tout accueillir, et il le fait, il avale les registres et les genres, il navigue entre la poésie, le théâtre ou le journalisme, il se sert du document, des enquêtes, des rêveries, des souvenirs, le roman, c’est la chose la plus malléable qui soit.

Je me demande s’il s’adapte ainsi au monde ou si c’est l’inverse qui se produit, si le monde devient aussi flexible que la fiction, ou plus encore.

Je rêve en tout cas d’un système narratif capable d’accueillir toutes les époques, les personnages, les registres, les géographies. Ça me semble être la voie de la littérature contemporaine : tenter d’accueillir le Tout-monde, de reformuler la réalité diffractée et en réseau dans laquelle nous vivons. La littérature n’est pas là pour simplifier, pour consoler, elle doit embrasser la folie et l’ampleur du monde et tenter d’en faire une matière littéraire. C’est du moins la leçon que je retiens de Basquiat.

Son œuvre s’efforce d’être à la hauteur de l’insensée architecture qui structure nos existences, en organisant, dupliquant, reformulant le chaos, que l’art a peut-être pour fonction de rendre intelligible. Les artistes devraient-ils vraiment renoncer à cette ambition par ailleurs insensée ? Nous préférons, quant à nous, écrivains du XXIe siècle, reproduire à l’infini le roman du XIXe siècle (qui est d’ailleurs indépassable et n’a pas du tout besoin de nous), le récit intime et frelaté, toutes formes qui ne sont plus opérationnelles, je crois.

Mais peut-être que je délire, auquel cas tu me le diras !

Qui lis-tu, toi, en ce moment, et qu’est-ce que cela apporte à ton moulin ?

On a encore beaucoup de choses à se dire, évidemment, mais peut-être est-il de reprendre aussi cette conversation en vrai – et ce sera pour bientôt, à Berlin !

Je suis heureux de cette perspective.

Je t’embrasse,

A bientôt !

Pierre


Hannes Köhler, le 3 décembre 2018

Cher Pierre,

Je viens de relire ta lettre, dont je sais qu’elle sera pour l’instant la dernière de notre correspondance, en me réjouissant une nouvelle fois de cet heureux hasard qui nous a fait nous rencontrer à Barcelone en mai. Tu parles d’un roman de la Terre, de la planète, d’un roman ambitionnant d’englober la planète entière, sans répéter les poussiéreux schémas de narration du XIXème siècle, un roman qui voudrait être total, qui entreprend d’épuiser cette formidable forme bâtarde de la littérature dans sa totalité – quel projet, quelle prise de risque ! Qui suscite chez moi autant d’enthousiasme que de stupeur, pour être honnête. Tu dis, en parlant du processus d’écriture, que tout est « en bordel » – j’imagine parfaitement ! Et j’ai déjà envie de lire ton roman.

Je ne m’étonne pas que tu cites comme références Bolaño et Foster Wallace, ces deux formidables mégalomanes du début du XXIème siècle. J’ai été un peu surpris que tu leur associes De Lillo, mais c’est sans doute parce que je ne connais pas assez bien son œuvre. De mon côté, je viens de finir le roman d’un auteur qui, je le sais, est un ami à toi : Boussole, de Mathias Énard. Un texte qui m’a enthousiasmé, mais davantage en tant qu’essai. Car le narrateur me semble trop tourné vers le passé, un certain passé, ce qui rend la narration un peu surannée. Voilà exactement le problème dont tu parles dans ta lettre : que le récit s’apparente trop à ceux du XIXème siècle. Je me demande si la lecture que j’en ai fait a quelque chose à voir avec la traduction. Nous en parlerons sûrement le 11 décembre à Berlin – je me réjouis de cette rencontre au LCB !

Tu me demandes qui j’ajouterais à ce cercle des auteurs exerçant leur influence sur le XXIème siècle.  Je « me penche loin par la fenêtre » comme on dit en allemand (je me réjouis déjà de la traduction en français de cette expression), en prenant le risque de te répondre : Siri Hustvedt. C’est un choix très personnel, parce que son roman What I loved m’a fait forte impression à l’époque et m’a beaucoup influencé, mais que je suis toujours en mesure de justifier aujourd’hui : il y a trop peu de femmes dans les listes de grands écrivains, et celle que j’ajoute ici est toujours perçue dans l’ombre de son célèbre mari, alors même qu’à mes yeux, cela fait bien longtemps qu’elle l’a dépassé, tant sur le plan du roman que de l’essai. Une auteure qui traite dans son dernier roman The Blazing World de la question du genre, du rôle de la femme et surtout de l’identité, question qui m’intéresse inlassablement, de manière impressionnante, une auteure qui, dans son dernier essai, The Delusions of Certainty, se penche sur la question de la conscience, de la formation de notre moi, de la liberté de nos pensées et de nos actes, du rapport entre le corps et l’esprit. C’est un thème central dans mon nouveau roman, car en contrepoint des anarchistes dont je t’ai parlé, ce groupe qui considère la liberté individuelle comme le bien le plus précieux, il y a dans mon roman des personnages qui sont plutôt à rapprocher d’un déterminisme moderne tel que le définit Sam Harris. Des gens qui, comme moi, et comme Hustvedt si je la lis correctement, se définissent comme athées et rationalistes mais, au-delà de ça, conviennent, au vu des recherches menées en neurologie, que l’idée de liberté individuelle n’est qu’une illusion. Mon regard est tourné vers l’intérieur, vers cette question, notre cerveau, notre corps. Mais j’essaie de contrebalancer cela par une certaine ampleur, celle de l’Europe me concernant, qui peut bien sûr aussi être synonyme d’étroitesse.

Si mon regard est actuellement fixé sur notre continent, c’est parce que j’y trouve la plupart des lieux et des gens que j’associe au mot Heimat, que j’ai évoqué dans ma première lettre. Et mon idée d’une Europe-Heimat, d’un continent ouvert, libre, s’est éloignée à un point que je n’aurais pu imaginer il y a encore quelques années. Les nationalistes, parfaitement connectés au niveau européen – ironie du sort du monde d’aujourd’hui – n’attendent qu’une chose, démanteler définitivement ce continent. Dans les années qui viennent, il va s’agir de défendre la société ouverte, il va s’agir de mener des luttes, celle de la langue tout d’abord, qui est le fondement de notre civilisation, et à travers elle la lutte pour les esprits, les rues, les villes, les places, les frontières – enfin contre elles. Cette lutte des mots est déjà engagée et, je m’en réjouis, rassemble de plus en plus d’auteur.e.s ami.e.s. Les romans sont toujours de grands projets et de grands questionnements, mais aussi un moyen de s’engager et d’élever la voix contre ceux qui veulent détruire notre vivre ensemble. C’est une lutte mondiale, comme nous le montrent les États-Unis, comme le montre également le cas du Brésil. Je suis donc curieux de lire ton regard sur l’Asie, sur le globe. Qui sait, peut-être réussirons-nous à défendre une Europe libre, ou plutôt à la recréer à partir des fragments qui la composent, peut-être me sentirai-je alors suffisamment libre pour élargir mon regard au monde. Enfin : tu sais qu’un roman ne se planifie guère. On ne peut jamais savoir quel sujet nous guette, quelles histoires, quels récits, quelles thèses vont se condenser et revêtir l’urgence qui nous pousse à sortir dans le monde et à tendre l’oreille, mais aussi à nous asseoir à notre bureau pour en parler. La seule certitude que j’ai, c’est que je n’arrêterai pas tant que cet esprit à la fois libre et aliéné sera entier dans mon corps, et même si nous n’avons passé que quelques jours ensemble, et ne nous connaissons en dehors de cela qu’à travers nos lettres (ou pour cette raison justement ?), je suis sûr qu’il en va de même pour toi.

Aux romans futurs, donc, à ce lien entre nous qui, j’en suis sûr, ne cessera pas avec la fin d’Allons Enfants, à notre amitié ! À toutes ces petites voix, tous ces petits changements, toutes ces petites et grandes questions et visions du monde dans nos textes à venir ! Et surtout : à nos retrouvailles la semaine prochaine à Berlin, et à toutes les retrouvailles futures à Barcelone !

Je t’embrasse

Hannes


Réécouter : L’interview de Pierre Ducrozet sur Equinox “Barcelone semble sortie d’un conte de fées” 


 

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