Chris Ware au CCCB : le bédéiste le plus intelligent du monde

Equinox Barcelone Chris Ware

Le CCCB de Barcelone accueille une grande exposition dédiée à un des maîtres de la BD contemporaine : Chris Ware. L’Américain, multi-récompensé, est l’auteur d’une oeuvre fourmillante, drôle et tragique. Il est surtout un très grand artisan de la bulle.

Photos : Chris Ware

Oubliez tout ce que vous savez sur la bande dessinée. Dans l’exposition itinérante « Dessiner est penser », qui a déjà fait le tour de l’Europe – Barcelone étant son dernier arrêt – le cerveau d’un grand expert de l’image et du langage est déployé. On plonge sans pouvoir freiner dans l’esprit labyrinthique de Chris Ware, fameux auteur américain né en 1967, récompensé (entre autres) du grand prix d’Angoulême en 2021.

Si Jimmy Corrigan, l’enfant le plus intelligent du monde, Acme Novelty Library et Rusty Brown ne vous disent rien, dressons un peu le tableau. Chris Ware publie en 1993 le premier Acme Novelty Library, un recueil de ses bandes dessinées, au format et à la parution irrégulière, qu’il diffusera jusqu’en 2019. C’est dans ces publications qu’il publie pour la première fois Jimmy Corrigan, la BD qui fera son succès.

Dans cette série, l’auteur raconte l’histoire d’un homme timide et seul, qui reçoit un jour une lettre de son père qu’il n’a jamais connu, l’enjoignant à se rencontrer. Loin d’être une « simple » bande dessinée, l’Américain signe une vraie révolution du genre. Avec Jimmy Corrigan comme plus tard avec Rusty Brown (autre oeuvre majeure), il pense le livre comme objet d’art, explosant totalement les codes du 9e art.

Equinox Barcelone Chris Ware

En effet, et nous en sommes témoins dans l’exposition, aussi complexe qu’un de ses livres, l’artiste estime que le cinéma a perverti notre imaginaire et nos BD, nous contraignant à une vision scène après scène de la vie. Or, pense-t-il, on ne réfléchit pas vraiment comme ça. Le cerveau humain projette tout en même temps : nous sommes capables de penser à soi il y a 20 ans, à notre repas du midi, au futur et d’entendre des dialogues, tout ça dans le même moment. C’est à peu près ça que Chris Ware essaie de reconstituer.

Attention, l’exposition du CCCB est destinée aux personnes ayant un bon niveau d’anglais. Ses oeuvres sont exposées à la manière d’un joyeux bordel, sans vraiment de souci de chronologie. On passe de ses BD à ses couvertures du New Yorker en passant par l’ébauche de dessin animé commandé mais annulé après la crise économique de 2008, pour finir sur son amour du ragtime. C’est une démonstration extrêmement riche : pour la parcourir entièrement et lire toutes les planches, il faut au moins 3h, voire 4h.

Le coeur au coeur de l’oeuvre

Le point fort ? Des vidéos explicatives – mention spéciale à l’interview de Zadie Smith, sa grande amie – et des parties d’entretien avec Chris Ware lui-même, disséquant son processus créatif. Faire face à une de ses planches peut effectivement effrayer, tant elles sont parfois cryptiques. Mais au fur et à mesure de l’exposition, on se familiarise avec ce grincheux au coeur tendre.

On saisit, par exemple, l’attachement de l’Américain aux diagrammes symboliques. Issus du langage de l’ingénierie, ces petits dessins lui permettent de tisser plusieurs histoires en une seule et même page, utilisant des flèches pour relier les chemins.

Equinox Barcelone Chris Ware

L’exposition interroge aussi, et surtout, le langage. L’auteur le dit, pour lui la BD est affaire de langage avant d’être visuelle. L’idée n’est pas de passer un moment de détente, mais d’appréhender le système langagier de la pensée humaine à travers le médium de la bande dessinée.

Cet exercice demande de l’effort, comme lire Kafka ou regarder Tarkovski. Mais s’il faut avoir le cerveau bien affûté, Chris Ware n’a pas pour autant oublié le coeur. Dans ses histoires, on sent une grande empathie envers ses personnages, losers magnifiques à la merci d’une Amérique toujours plus vide de sens.

Equinox Barcelone Chris Ware

Finalement, l’expo fascinante du CCCB et les bandes dessinées du cinquantenaire sont l’éloge d’une seule et même chose : le temps. Il en faut pour se perdre au musée et il en faut pour lire correctement Chris Ware. Alors que ce soit avec l’un, l’autre ou les deux, on ne peut que vous recommander de prendre un grand bol de temps.

Infos pratiques à retrouver sur le site du CCCB.

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