Philippe Regol, le critique français qui bouscule les chefs catalans

Equinox Barcelone cuisine

Entre trois dégustations, nous avons réussi à rencontrer Philippe Regol dans un hôtel du Raval. Critique gastronomique indépendant derrière le blog Observación Gastronomica depuis 20 ans, il nous a parlé de Barcelone, de l’importance des savons, et de nourriture, évidemment.

Photo : Philippe Regol

Originaire du sud de la France, Philippe Regol écrit exclusivement en espagnol depuis deux décennies sur son blog. Pas le plus esthétique du monde selon ses propres dires, Observación Gastronomica a cependant le mérite d’être lu par les professionnels du secteur, qui profitent avec délectation de ses critiques finement rédigées et de l’oeil d’historien de cet habitué du monde gastronomique catalan.

Il a collaboré durant sa carrière avec de nombreux magazines de renom comme la revue catalane de cuisine Cuína ou le journal La Vanguardia. Respecté dans le milieu, il reçoit régulièrement des invitations des restaurateurs de la région, désirant que l’ex-chef vienne déguster leurs plats et qu’il les fasse figurer dans son blog.

Lui s’exécute (presque) toujours, et puisqu’il est indépendant, n’hésite pas à donner son avis tranché sur la cuisine catalane. Ce grand fan du Bulli – un des meilleurs restaurants du monde désormais fermé et situé à Roses – a côtoyé (et côtoie encore) les grands chefs comme Romain Fornell ou Bernard Benbassat. Question cuisine, loin des plats trop élaborés, il exhorte à une cuisine « de la bonté », avec « un travail sur le produit, le goût, l’élégance : qu’il y ait de la sobriété ». Et surtout pas de sucré-salé. À bon entendeur.

Comment devient-on critique ? 

Je n’aime pas le mot critique, il a des connotations négatives. En grec, le critique est celui qui sépare ce qu’il y a de bon et du moins bon, et ça j’aime bien, mais on a gardé que le mauvais alors je préfère observateur.

Bon. Alors comment devient-on observateur à Barcelone ? 

C’est un concours de circonstance. Je viens au début des années 1980 ici pour terminer mes études d’espagnol que j’avais faites à Toulouse. À l’époque Barcelone était dans un grand moment, c’était la démocratie qui commençait. 

Pourquoi étudier l’espagnol ? 

Ma mère est née en France mais vient d’Espagne, d’Aragon proche de Lleida. Mes grands-parents sont venus en France sous le franquisme. Et donc je suis arrivé pour terminer cette maîtrise et donner des cours de français dans deux lycées pour deux ans. Ensuite, il fallait que je revienne pour exercer comme prof d’espagnol, mais je n’avais pas envie. Donc je suis resté ici, j’ai galéré, donné des cours particuliers, travaillé comme serveur… 

Et la gastronomie arrive à ce moment-là ? 

J’avais des difficultés pour payer le loyer et quelqu’un m’a fait entrer au restaurant du Real Club Marítim. J’ai toujours aimé bien manger, enfin à cette époque juste manger car mon frigo était assez vide. Donc je travaillais là-bas et on pouvait manger la nourriture du restaurant, ce qui était incroyable. Au bout de quelque temps, vers mes 30 ans, j’ai aussi pris des cours à l’école Hoffmann. 

Et vous apprenez le métier.

Je suis rentré à la plonge pour faire les salades au Real Marítim et 20 ans plus tard j’étais chef. Mais je n’ai pas perdu de temps pendant ces 20 années. Toutes mes économies, je les ai consacrées à voyager, à visiter des restaurants, à aller à des congrès gastronomiques. J’ai fait tous les Michelin d’Espagne, les gastros de France… C’était mon travail et mon hobby.

Comment passe-t-on de cuisinier à critique, ou observateur ? 

Il y a 20 ans, le restaurant changeait de propriétaire et on nous a demandé si on voulait partir ou non. Moi j’avais des petits problèmes de santé et la cuisine c’est très dur, j’avais déjà 50 ans. Dès que j’ai arrêté, j’ai eu des propositions pour écrire. Déjà petit, ma tante m’appelait “le critiqueur”. Il fallait que je critique tout, que ce soit bien ou non.

Vous rappelez-vous de votre première critique sur le blog ? 

C’était un post-réflexion pour expliquer d’où venait le Bulli. Je parlais d’Antonin Carême et d’Escoffier, de l’héritage qu’ils ont laissé à Ferran Adrià (le chef du Bulli, ndlr)

Et quel impact ça a eu à ce moment-là ?

Ça m’a réconcilié avec Ferran ! (rires) À l’époque, ça faisait 6 ans qu’on ne parlait plus car j’avais écrit contre son dernier menu. Et je n’allais plus au Bulli car je n’osais pas, et il y avait tellement de demandes que je me disais qu’il n’accepterait pas. Mais dans ce premier post, je parlais en termes positifs de sa cuisine et lors d’un congrès au Havre, il est venu me voir et m’a dit qu’il était d’accord à 80 % avec ce que j’avais écrit. Et il m’a demandé de revenir manger. 

Equinox Barcelone Bulli

Photo : Charles Haynes from Sydney, Australia — Kitchen, CC BY-SA 2.0 / Wikimedia Commons

Qu’est-ce qui vous a motivé à commencer à écrire ? 

Je voulais écrire sur ce que j’avais vécu pendant ces années. J’avais écrit quelques articles pour certaines revues pendant ma carrière et là j’avais envie d’écrire en espagnol. Je me suis lancé, mais je fais encore beaucoup de fautes. Je reste Français.

Et savez-vous qui vous lit ? 

J’ai un public fidèle mais minoritaire, quelques milliers. Ce ne sont que des gens du secteur : cuisiniers et journalistes. 

Que pensez-vous des comptes Instagram de recommandations de restaurants ?

Aujourd’hui, n’importe qui peut parler de cuisine avec Instagram. Il y a tout un nouveau public qui consomme de l’opinion gastronomique de la part de gens qui dominent seulement la forme du réseau. Il faut que ce soit dégoulinant sur la photo, pornographique, hyperbolique. Et qu’il n’y ait pas beaucoup d’analyse. 

Ce n’est pas un public qui vous intéresse ?

Pas du tout. Je ne vends rien. 

C’est mieux d’être lu par 3 chefs étoilés que par 3 000 personnes lambda ?

Oui. Ça ne m’intéresse pas. Je parle en général de la haute cuisine…

Et c’est fermé au public. C’est élitiste alors ?

Oui bien sûr. C’est d’ailleurs une de mes contradictions. Je l’assume. Mais je défends l’idée que c’est une question de priorité. À l’époque où je touchais un salaire de petit cuisiner j’arrivais à faire des économies pour me payer des grands restaurants. Peut-être que la situation aujourd’hui est différente car les prix de la haute cuisine sont très élevés. Mais à l’époque, c’était possible. 

Parce que c’était votre passion.

On dit que la haute cuisine est trop chère, et c’est vrai, mais on ne dit pas qu’une place pour un match de foot à 150 euros c’est très cher. Il y a des gens qui ont des salaires normaux mais préfèrent mettre de l’argent dans le sport ou dans des concerts. Je reconnais qu’il y a des abus à Barcelone, mais il y a encore de très bons restaurants où on peut bien manger à un niveau gastronomique. Je pense au Suculent, qui n’a pas d’étoiles mais où on y mange très bien. 

Comment est-ce que vous travaillez, en rentrant dans un restaurant ? 

Je regarde d’abord ce qui se voit. Le décor, si c’est confortable, si c’est lumineux pour faire de belles photos. J’ai des petits réflexes d’Instagram, déjà (rires). Je fais attention aux odeurs aussi. Quand je vais aux toilettes, il faut qu’il n’y ait pas de diffuseur d’odeur. Je porte aussi une attention aux savons. Il y a de très bons savons et de très mauvais savons chimiques. Ce sont de petits détails qui dénotent pas mal de choses. Si on a du bon goût pour les toilettes, on aura du bon goût dans sa cuisine. 

Quand vous écrivez des choses négatives, vous n’avez pas peur de la confrontation ?

Je le fais toujours avec respect. Parfois on le prend bien, parfois moins bien. Et quand j’écris j’essaie d’être prudent mais de laisser entendre que je n’ai pas aimé. C’est ça qui est compliqué, ce n’est pas comme les critiques de théâtre qui ne verront plus jamais le metteur en scène de leur vie. Pour moi, ce sont des gens que je connais et que je rencontre ailleurs.

Il y a des conséquences alors ? 

Oui, j’ai perdu des amitiés. Quand j’écris quelque chose qui ne va pas plaire, je me retire et je sais qu’avec ce restaurant-là, c’est terminé. 

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