Près d’un quart de la richesse espagnole passerait sous les radars des administrations espagnoles. Pire, le travail au noir est de plus en plus fréquent dans la péninsule ibérique.
Photos : Cyane Morel/Equinox
Julie* n’en revient toujours pas. Cette assistante de direction parisienne s’est tout récemment reconvertie en professeure de français à Barcelone. Début janvier, elle avait signé son premier contrat : 8 heures par mois dans une école de langues. Suite à des demandes d’élèves, elle en avait finalement donné beaucoup plus de cours et attendait donc avec impatience sa première paie. Mais fin janvier, surprise : sur son bulletin de salaire figurent uniquement les 8 heures correspondant au contrat, et non au travail réellement effectué. Ses collègues lui expliquent d’un ton rassurant : le reste est payé en espèces, soit près des deux tiers de son salaire. « À aucun moment, on ne m’avait prévenue », s’indigne cette mère de famille. En payant le strict minimum à la sécurité sociale, l’employeur s’épargne plus de 40% de charges, tandis que l’employé, lui, ne cotise presque pas pour le chômage ou la retraite. Mais dans ce contexte, les contrôles sont très compliqués à mener puisque les professeurs ont des heures de cours très variables.
Et c’est bien là le problème. « Tu ne risques presque rien en travaillant au noir en Espagne », reconnaît un informaticien barcelonais. Aucun contrôle possible dans les transactions en espèces avec des particuliers. Même les paiements par Bizum ne sont pas surveillés par le fisc, s’ils ne dépassent pas les 10 000 euros par an. Selon ce Français, 75% des services pour particuliers ne sont pas déclarés quand ils sont effectués par des travailleurs indépendants ou petites entreprises. Et plus surprenant, 20% des entreprises espagnoles demandent aussi à payer au noir, une pratique presque inexistante dans les sociétés françaises installées en Espagne. « C’est beaucoup moins automatique chez les francophones de Barcelone, ça se pratique pour les particuliers mais pas pour les professionnels ».
Un quart de la richesse espagnole échappe aux impôts
Selon différentes études, l’économie sous-terraine représente entre 20 et 25% de l’activité espagnole, soit environ 240 milliards d’euros. Un chiffre absolument énorme, le plus haut d’Europe où la moyenne est à 13%, et apparemment en augmentation. « C’est un mode de vie considéré comme normal par des milliers de travailleurs », explique le journaliste Chema Rubio dans le journal El Debate.
Et en effet, une immense majorité d’indépendants et petites entreprises travaillent quotidiennement avec une double comptabilité, l’une déclarée, l’autre non. Dans le cas de Julie, l’entreprise met ainsi de côté tous les encaissements en espèces, sans les déclarer, et puise ensuite dans cette caisse pour payer ses employés, sans les déclarer non plus. Un mode de fonctionnement qui permet de garder des prix de vente assez bas, d’assurer des bénéfices aux gérants mais qui maintient aussi une certaine partie de la population dans une grande précarité. Selon un rapport d’Infojobs, 11% des travailleurs espagnols sont actuellement payés au noir.
« La plupart des petites entreprises assument complètement de faire du black car elles estiment qu’il y a trop d’impôts », raconte une comptable barcelonaise. Dans son cabinet, on explique aux entrepreneurs les risques encourus et on leur recommander de tout déclarer. Mais d’autres gestors ne se gênent pas pour conseiller à leurs clients de passer une partie de leurs revenus au noir, « pour s’en sortir ».
Pour s’en sortir ou, tout simplement, rouler le fisc. Durant les glorieuses années du miracle économique, des années 90 à 2008, « on se vantait, l’été au bord de la piscine, d’avoir fait les travaux de la maison avec le black encaissé dans l’année », se souvient Chema Rubio. Une pratique qui visiblement se transmet de génération en génération et qui freine considérablement le développement de l’économie espagnole ainsi que sa crédibilité sur la scène internationale.
*Les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat des participants.