Avec La Chambre d’à côté, le réalisateur espagnol Pedro Almodóvar signe son premier film tourné intégralement en langue anglaise. Pas de Penélope Cruz au casting cette fois : ce sont Tilda Swinton et Julianne Moore qui tiennent l’affiche. L’esthétique est également plus sobre qu’à l’accoutumée. Cependant, d’autres éléments spécifiques au cinéma almodovarien sont bien présents. Mais, au fait, à quoi reconnaît-on un film d’Almodóvar ?
Par Mario de la Torre Espinosa, Universidad de Granada
Le générique du film commence et dans la salle du cinéma, on entend : « Ça se voit que c’est d’Almodóvar. »
Quelque chose d’inattendu et de bizarre se produit dans la vie de tous les jours, et quelqu’un dit : « La situation semble sortir d’un film d’Almodóvar. »
Extravertie et exubérante, une personne assure : « Si Almodóvar me connaissait, il me mettrait en scène dans ses films. »
En Espagne, il n’est pas rare d’entendre ce genre de phrases. L’univers artistique du réalisateur Pedro Almodóvar a imprégné la société espagnole au point que le néologisme « almodovarien » est utilisé pour qualifier certains événements, personnes, lieux ou objets qui rappellent l’esthétique caractéristique de ses films. Mais qu’est-ce qui est si marquant et personnel dans cet univers ? Qu’est-ce qui en fait une référence pour parler de réalités en dehors de son art ? La clé réside dans sa théâtralité.
Ce qui fait un film d’Almodóvar
Lorsque Femmes au bord de la crise de nerf est sorti en 1988, devenant le premier grand succès international de Pedro Almodóvar, deux choses ont attiré l’attention. La première est sa relecture de la comédie hollywoodienne classique de type « screwball comedy » (sorte de comédie romantique loufoque). La seconde est l’empreinte visuelle de ses films.
Dans les films d’Almodóvar, la valeur esthétique de la mise en scène est fondamentale. Le choix des couleurs utilisées est le premier élément qui saute aux yeux. La nette prédominance du rouge ou du bleu sature la colorimétrie de l’image, donnant une grande personnalité au rendu de ces films et renforçant le vitalisme caractéristique de son cinéma.
La stylisation de ses images est également un élément clé. Le mélodrame hollywoodien classique plane dans l’imaginaire des films d’Almodóvar, avec la filmographie de Douglas Sirk au premier chef. Cela se note non seulement en raison de son appartenance évidente au genre, mais aussi du fait de l’utilisation de son esthétique colorée et sophistiquée.
Ainsi, dans tous ses films, il y a un travail consciencieux pour donner un sens esthétique à tout ce qui est montré, en utilisant des ressources, telles que la métaphore visuelle, pour transmettre ses récits. Rien n’est ce qui semble être à première vue, mais tout concourt à générer l’atmosphère passionnée qui régit le comportement des protagonistes de ses films.
Un amour pour l’art
S’il est une chose qui a attiré l’attention de la critique, c’est le nombre de références au monde de l’art que l’on trouve dans ces films.
Par exemple, on voit une multitude d’éléments issus des arts plastiques orner les murs des maisons des personnages, qui sont tout aussi capables de converser des choses les plus banales, que de lire des auteurs comme Cormac McCarthy ou Doris Lessing, d’apprécier un concert de Caetano Veloso ou d’être émus par une performance télévisée de Chavela Vargas.
La culture, qu’elle soit des plus intellectuelles ou des plus populaires, pénètre le style d’Almodóvar. L’esthétique des autres arts complexifie et enrichit ses films.
Réinterpréter ce qui fait l’Espagne
Almodóvar est né et a grandi dans l’Espagne rurale de la dictature franquiste. Le catholicisme national y promouvait la sobriété. Toute forme de fantaisie était exclue dans cette société pragmatique vouée au travail et à l’observance de la morale catholique. Le cinéma se faisait la seule porte d’accès à une liberté refusée aux citoyens, le seul moyen d’évasion dans une Espagne grise et anodine.
Ce qui fait l’Espagne a été une constante dans la cinématographie d’Almodóvar, avec des réécritures kitsch ou parodiques. L’iconographie des éléments typiques de la culture espagnole apparaît, sans jugement de valeur, dans ses films. L’exubérance de la liturgie catholique avec son imagerie religieuse ; le monde de la tauromachie comme art spectaculaire ; la gastronomie, avec le gazpacho converti en élément de culte ; la zarzuela comme expression lyrique populaire…
Les films d’Almodóvar réinterprètent chaque élément culturel espagnol en l’adaptant à sa propre vision artistique. Ainsi, les films de religieuses espagnoles des années 1960, comme Sor Ye-yé, apparaissent dans son film Dans les ténèbres, mais maintenant avec des nonnes lesbiennes ou toxicomanes qui montrent une nouvelle Espagne en transition et qui veulent s’éloigner des clichés du passé.
Non seulement le cinéma d’Almodóvar fait écho à la tradition la plus traditionnelle, mais il se fait aussi l’écho de la partie la plus vitale de l’Espagne de l’époque : la movida madrileña. Le discours « rupturiste » et libérateur de cette nouvelle génération d’artistes (Ceesepe, Pablo Pérez Mínguez, Ouka Leele, Costus, Radio Futura…) n’est pas seulement présent visuellement dans ces films : les premiers films d’Almodóvar sont considérés comme des documents de l’époque.
La vie est du pur théâtre
Selon l’historien du cinéma Noël Burch, le cinéma classique a été configuré par les grands studios hollywoodiens pour imposer son modèle narratif à l’audiovisuel. L’une de ses caractéristiques était de sembler très vraisemblable, grâce à ses effets de réalisme. Il s’est ainsi démarqué du théâtre, associé au faux et à l’artificiel.
Paradoxalement, si un art se distingue particulièrement dans les films d’Almodóvar, c’est précisément le théâtre.
Dans Tout sur ma mère, on retrouve Haciendo Yerma de Lluís Pasqual et A Streetcar Named Desire de Tennessee Williams, ; dans Parle avec elle, c’est Café Müller et Masurca Fogo, de Pina Bausch ; dans La Loi du désir, La Voix humaine de Jean Cocteau…
Une infinité d’intertextes qui renvoient à l’art scénique et au caractère théâtral de la vie, dans la mesure où la vie des personnages est liée à ce qui est représenté sur la scène.
Mais ce qui est encore plus caractéristique, c’est la façon dont le reste des éléments est pris du point de vue théâtral, c’est-à-dire dans leur caractère artificiel. En témoignent les costumes de Jean-Paul Gaultier pour Victoria Abril dans Kika, ou les autels païens dans des films comme La Loi du désir.
Les films d’Almodóvar fuient l’invisibilité des mécanismes expressifs du cinéma conventionnel, en mettant en avant l’artifice de l’art grâce à toutes les ressources mentionnées ci-dessus. Et, par conséquent, ils mettent l’accent sur le caractère visuel de ces éléments, rompant avec la vraisemblance et atteignant un haut degré de spectacularité dans les images créées.
Comme le chante La Lupe dans Femmes au bord de la crise de nerf, avec des paroles qui rappellent le philosophe Baudrillard, « Théâtre, le tien est pur théâtre, mensonge bien répété, simulacre étudié ».
Mario de la Torre Espinosa, Teoría de la Literatura y Literatura Comparada, Universidad de Granada
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.