Entre vacances et bonnes résolutions, c’est le moment idéal pour découvrir ou redécouvrir la littérature hispanophone. Sélection subjective de pépites contemporaine, réalisée par des universitaires espagnols.
2666, de Roberto Bolaño
« Pendant un certain temps, j’ai rêvé de Hans Reiter, personnage de 2666. Hans Reiter revenait à moi comme chaque dimanche après-midi. De la même manière, la froideur policière des fiches concernant ces femmes mortes, violées, disparues, torturées se transformait en un feu de rage et de douleur.
Roberto Bolaño semble annoncer dans 2666 la fin de l’Occident, une apocalypse chaotique où les personnages évoluent dans des espaces difficiles à définir, aux contours marqués par des frontières floues et irréelles ; des espaces largement habités par des êtres familiers de l’horreur. Les murmures fantomatiques de Juan Rulfo ne peuvent plus être entendus à cause des cris, tout aussi fantomatiques, issus de l’horreur violent de la frontière mexicaine, dans la Santa Teresa de Bolaño. Là, aux côtés des prostituées et des cadres, on voit également des ‘indiennes avec des ballots sur le dos’, les mêmes indiennes photographiées par Rulfo, qui sont arrivées à une destination où elles ne peuvent que continuer à porter éternellement leurs charges. »
Sélectionné par Isabel Giménez Caro, professeure titulaire de Littérature espagnole, Université d’Almería
L’Infini dans un roseau, d’Irene Vallejo
« L’Infini dans un roseau d’Irene Vallejo offre un voyage fascinant à travers l’histoire des livres, des pièces d’époques entrelacées allant du papyrus, au parchemin et au papier.
Cet essai nous invite à parcourir un chemin qui va des classiques grecs aux manuscrits médiévaux, en passant par la Bibliothèque d’Alexandrie, les ateliers de copistes et les écrans numériques. Tout cela est habilement entrelacé avec une multitude de sources historiographiques, littéraires et culturelles, ainsi qu’avec des expériences intimes sur le dialogue infini qu’implique la préservation du savoir, de la culture et de l’identité au cœur de la parole écrite. »
Sélectionné par María Di Muro Pellegrino, professeure et chercheuse au Centre de Recherche et Formation Humanistique, Université Catholique Andrés Bello
La Fête au Bouc, de Mario Vargas Llosa
« Publié en 2000, La Fête au Bouc est peut-être le dernier grand roman de l’écrivain hispano-péruvien Mario Vargas Llosa, après des titres aussi importants que La Ville et les Chiens, La Maison verte, La Guerre de la fin du monde, et surtout Conversation à la cathédrale.
Ce roman constitue également l’apogée d’une série d’exceptionnels récits d’auteurs divers –Monsieur le Président, Moi, le Suprême, L’Automne du patriarche, etc.– ayant pour objectif principal une réflexion profonde sur les dictatures en Amérique latine. L’œuvre de Vargas Llosa se distingue également par son style et sa force narrative. »
Sélectionné par José Belmonte Serrano, professeur de Littérature Espagnole, Université de Murcie
Ton visage demain, de Javier Marías
« Ton visage demain de Javier Marías est une trilogie composée de Fièvre et lance (2002), Danse et rêve (2004) et Poison, ombre et adieu (2007). Dans cette œuvre, l’auteur explore, à travers ses personnages, divers épisodes de l’histoire récente, des personnes et des événements oubliés ou marginalisés, entremêlés à l’expérience de son protagoniste, Jaime Deza.
À travers une prose qui évoque la narration du grand style, Marías construit un univers où se fondent les intrigues de la littérature d’espionnage, du roman universitaire et des événements historiques marquants du XXe siècle. La narration immersive entraîne le lecteur tout en proposant une réflexion sur le processus même de l’écriture et sur la constitution d’un monde où les frontières entre fiction et réalité restent floues. »
Sélectionné par Juan José Lanz Rivera, professeur de Littérature Espagnole, Université du Pays Basque
L’Homme qui aimait les chiens, de Leonardo Padura
« Ce roman s’apparente aux grandes œuvres du boom latino-américain par son ambition totalisante et son exploration historique et identitaire. Il se distingue dans un panorama littéraire souvent marqué par le doute, le relativisme et les récits dystopiques.
Leonardo Padura suit les canons du roman historique moderne et offre une fresque monumentale, comme peu d’auteurs osent le faire, dépeignant une époque où les régimes totalitaires et la terreur ont ravagé le monde occidental. Avec un style fluide et captivant, sans jamais donner de leçons, il subjugue les lecteurs, qui tentent d’établir des liens entre les différentes histoires tissées dans le récit. »
Sélectionné par Yannelys Aparicio, professeure de Littérature, Université Internationale de La Rioja
Crematorio, de Rafael Chirbes
« L’œuvre de Rafael Chirbes était appréciée par les critiques, mais restait largement méconnue du grand public jusqu’à la publication de Crematorio, un roman qui anticipait le désastre économique du début du XXIe siècle en Occident.
Dans une ville imaginaire de la côte levantine, l’architecte Rubén Bertomeu bâtit son empire commercial. Sa richesse repose non seulement sur le béton, mais aussi sur des pratiques immorales, publiques et privées. Les personnages de son entourage familial critiquent ces activités tout en en tirant le maximum de profit. Dans le court laps de temps entre le funérarium et le crématorium, où est transporté le corps du frère de Rubén, Matías, les personnages livrent de longs monologues intérieurs, réfléchissant sur la bassesse qui domine leurs vies.
Chirbes décrit le déclin d’une époque et d’un pays à travers une famille spécifique, montrant comment la destruction du paysage méditerranéen va de pair avec la décadence morale des Bertomeu. »
Sélectionné par José María Fernández Vázquez, professeur de Littérature Espagnole, Université Pablo de Olavide
Petites femmes rouges, de Marta Sanz
« Ce roman policier raconte l’histoire de la saga familiale fondée par Jesús Beato, qui s’est enrichi grâce aux dénonciations opportunistes faites aux phalangistes durant l’été 1936. L’avidité et les crimes des Beato nourrissent une intrigue sombre où les meurtres sont omniprésents.
Le roman édifie un monument – non de pierre, donc impossible à vandaliser – à la mémoire des vaincus et des vaincues (petites femmes rouges) de la guerre civile espagnole. Il constitue une prouesse stylistique et technique, explorant les modes de représentation de la violence et de la douleur, tout en projetant l’intrigue sur des récits fantastiques et d’horreur, notamment ceux issus de la production Disney, des classiques de l’ère Walt Disney aux œuvres de Tim Burton. »
Sélectionné par María Ángeles Naval, professeure de Littérature Espagnole, Université de Saragosse
Lecture facile, de Cristina Morales
« L’œuvre de Cristina Morales représente une véritable déconstruction du texte littéraire conventionnel. Peu de romans hispaniques du XXIe siècle poussent aussi loin cette implosion que Lecture facile, avec ses quatre voix narratives, son langage radical et les mécanismes qui alimentent son intrigue.
Mais ce qui distingue particulièrement cette œuvre, c’est son ambition radicale : remettre en question la notion même de « handicap intellectuel ». Le roman atteint une profondeur esthétique et éthique, se présentant comme une création unique face à laquelle pâlit une grande partie de la culture conformiste actuelle. »
Sélectionné par Rafael Manuel Mérida Jiménez, professeur de Littérature Espagnole et d’Études de Genre, Université de Lleida
Les aventures de la China Iron, de Gabriela Cabezón Cámara
« Les aventures de la China Iron de Gabriela Cabezón Cámara est une œuvre visionnaire du XXIe siècle.
Ce qui séduit le plus dans ce roman n’est pas seulement sa réécriture néobaroque, carnavalesque et parodique de l’œuvre fondatrice argentine, Le gaucho Martín Fierro, à travers une prose lyrique parsemée de spanglish, de guarani et d’un mélange audacieux de genres grammaticaux, identités, temporalités et espaces, mais aussi son approche novatrice. Elle démontre que, pour subvertir le canon – patriarcal, bourgeois et colonial –, il ne suffit pas de rendre visibles les autrices et textes oubliés. Il faut également travestir la fiction et sa critique.
Ce n’est qu’à cette condition que l’avenir littéraire pourra être un peu plus transféministe. Et heureux. »
Sélectionné par Ana Gallego Cuiñas, professeure de Littérature Latino-Américaine, Université de Grenade
Patria, de Fernando Aramburu
« Patria se distingue par l’excellent développement de ses personnages, la cohérence de leurs discours intérieurs et dialogues avec les faits narrés, ainsi que par l’imbrication magistrale des causes et des effets dans leur évolution.
La polyphonie du récit s’harmonise avec la thématique, abordant de manière innovante la violence d’ETA, en transmettant les pensées, croyances, idées et sentiments de chaque protagoniste tout en expliquant, sous leur regard, leur comportement.
Cette œuvre littéraire réalise une véritable enquête historique et sociale tout en émouvant et en procurant un plaisir esthétique et intellectuel. »
Sélectionné par María Luzdivina Cuesta Torre, professeure de Littérature Espagnole, Université de León
Notre part de nuit, de Mariana Enriquez
« Notre part de nuit de Mariana Enriquez combine l’horreur surnaturelle propre au genre gothique avec les crimes commis sous la dictature militaire. Ce lien se noue autour d’une famille privilégiée initiée dans une secte qui vénère un dieu sanguinaire appelé L’Obscurité. Pour obtenir la protection de cette divinité, les leaders de la famille enlèvent des jeunes gens qu’ils sacrifient lors de cérémonies aussi violentes que les tortures et disparitions pratiquées par la Junte Militaire contre ses dissidents.
En s’appuyant sur le gothique, Mariana Enriquez réfléchit à la réalité politique de son pays tout en s’inscrivant dans une tradition littéraire argentine présente depuis le début du XXe siècle. »
Sélectionné par Teresa Georgina González Arce, professeure et chercheuse en Littérature, Université de Guadalajara
Toxique, de Samanta Schweblin (Distancia de rescate)
« Toxique a été récompensé par les prix Tigre Juan et Ojo Crítico, nommé au Booker International Prize en 2017, et adapté au cinéma en 2021 par Claudia Llosa.
Ce court roman concentre les meilleures qualités du genre : tendu, oppressant et terrifiant, il plonge le lecteur dans une spirale étouffante dès la première phrase grâce à un rythme haletant et un crescendo savamment dosé. L’auteure, experte dans la création de personnages psychologiquement profonds, mêle habilement lyrisme et puissance des dialogues, combinant une dénonciation écosociale – montrant les dangers du glyphosate pour les communautés rurales – avec l’expression du profond effroi lié à la maternité. Elle transforme également un lieu idyllique (locus amoenus) en un espace sinistre marqué par la menace omniprésente de la maladie. »
Sélectionné par Francisca Noguerol Jiménez, professeure de Littérature Hispano-Américaine, Université de Salamanque
Saison des ouragans, de Fernanda Melchor (Temporada de huracanes)
« Saison des ouragans donne une voix à une société profondément marquée par la dégradation environnementale et la violence sociale. La narration se construit à travers une polyphonie de voix fragmentées, chacune offrant une perspective unique sur le brutal assassinat de la Sorcière.
À travers une prose viscérale et poétique, caractérisée par un flux de conscience et l’absence de paragraphes, Melchor peint un tableau cru de la condition humaine dans un environnement dominé par le désespoir. Avec des échos du Mexique de Juan Rulfo et des enfers décrits dans La Celestine, l’œuvre examine des inégalités structurelles enracinées telles que la misogynie, la pauvreté et la corruption systémique dans un village mexicain dévasté par les ouragans. »
Sélectionné par Goretti Teresa González, professeure de Littérature, IE University
Les Patients du docteur García, d’Almudena Grandes
« Les Patients du docteur García est un roman au rythme effréné et à la prose fluide, soignée, sans concessions. Les histoires entrecroisées que l’autrice développe sont narrées sous différents points de vue, tissant une trame humaine dense et reconnaissable, dans la lignée du roman réaliste du XIXe siècle, avec Galdós en toile de fond.
Le résultat est une lecture stimulante, qui réconcilie avec des textes attrayants, complexes et formellement bien construits. Cet épisode d’une guerre interminable, l’un des meilleurs romans d’Almudena Grandes, a séduit à la fois critiques, universitaires et un large éventail de lecteurs, consolidant sa pertinence depuis des années. »
Sélectionné par Montserrat Ribao Pereira, professeure de Littérature Espagnole, Université de Vigo
L’Été invincible de Liliana, de Cristina Rivera Garza
« « Le temps guérit tout, sauf les blessures. »
Ce roman retrace la vie de Liliana, sœur de l’autrice, assassinée en juillet 1990 par un ex-petit ami à Mexico. Bien qu’il aborde en toile de fond le féminicide au Mexique, le récit traite principalement des femmes et de la violence qu’elles subissent, de l’impunité des crimes, et surtout du deuil et des façons dont chacun le vit.
C’est un travail de reconstruction familiale douloureux, qui reflète aussi la mémoire collective de notre société. Liliana est plus que sa mort. Liliana, c’est nous toutes. »
Sélectionné par María Teresa Orozco López, professeure de Littérature et d’Écriture Créative, Université de Guadalajara
Ordesa, de Manuel Vilas
« Ordesa offre une version profondément originale d’un vieux thème littéraire : le deuil de la perte des parents.
Dans ce roman, l’auteur livre un autoportrait émouvant et déchirant, où il expose, presque sans filtre ni artifices littéraires, ses peurs, ses angoisses et ses appréhensions face à la perte, à la solitude, à la mort et à l’échec. Ces thématiques ont résonné auprès d’un large public de lecteurs.
Mais ce qui distingue Ordesa, c’est avant tout l’inimitable « style Vilas » : une écriture qui allie lucidité, courage, élégance et un humour intelligent. »
Sélectionné par Teresa Gómez Trueba, professeure de Littérature Espagnole, Université de Valladolid
Les Vents contraires, d’Almudena Grandes (Los aires difíciles)
« Les vents contraires, ce sont ces courants qui se croisent sur la côte gaditane – le levant et le ponant –, mais aussi des métaphores des vies de Juan Olmedo et Sara Gómez.
Ces deux personnages fuient un passé douloureux à Madrid. Dans une urbanisation touristique, ils se rencontrent grâce à leur employée de maison commune, Maribel. Le roman raconte une étrange histoire d’amitié entre des inconnus qui n’auraient jamais dû se croiser. Ensemble, ils ouvrent leur cœur, laissant les vents du sud emporter les poids qui les entravent, pour chercher un avenir possible. »
Sélectionné par José María Fernández Vázquez, professeur de Littérature Espagnole, Université Pablo de Olavide
Ligne de feu, d’Arturo Pérez-Reverte
« Ligne de feu reconstitue la bataille de l’Èbre durant la guerre civile espagnole, avec un récit davantage centré sur l’ »intrahistoire » unamunienne que sur la dimension historique de la guerre.
C’est là son principal attrait : explorer en profondeur les hommes et les femmes qui ont vécu ces événements – leurs sentiments, peurs, espoirs, valeurs et contradictions. L’auteur trouve un équilibre subtil entre ce qui est admirable et ce qui est condamnable dans chaque camp, avec un style caractérisé par une intensité narrative, une précision dans les détails et des dialogues percutants. »
Sélectionné par Santiago Alfonso López Navia, professeur de Philologie, Université Internationale de La Rioja