En 2024, le reggaeton reste le genre musical préféré des Espagnols. Mais ses paroles sexistes et ses clips objectifiant les femmes suscitent encore et toujours de vifs débats.
Photo de couverture : EFE/Thais Llorca
Dans le top 2024 des artistes Spotify en Espagne, seul un nom féminin : Karol G. La Colombienne et ses 9 collègues sont les musiciens les plus écoutés d’Espagne, et tous font commerce du même style de musique : le reggaeton. Une hégémonie qui pose question, tant le caractère sexiste des paroles des chansons de reggaeton fait polémique.
Né à Porto Rico dans les années 1980, le genre a explosé en Europe, particulièrement en Espagne, en 2014. Fin 2016, les paroles crues de certaines chansons commencent à déranger. C’est d’abord la chanson « Cuatro babys » de Maluma qui est critiquée. Avec ses 44 références à la violence envers les femmes en 4 minutes et demi, le texte provoque un tollé et une pétition réunissant 100 000 signatures demandant le retrait du clip et de la chanson de toutes les plateformes.
En 2020, deux chercheurs en sciences de l’éducation de l’université de Léon ont analysé les paroles des 64 chansons de reggaeton les plus écoutées de l’année pour en trouver les similarités, et « la catégorie « femme en tant que corps » se distingue. On constate que les femmes n’ont souvent pas de nom, mais sont désignées à plusieurs reprises comme un « corps » et sont définies ou nommées en fonction de leurs caractéristiques physiques », concluent les professeurs.
Quatre ans plus tard, le genre n’a pas vraiment changé. Dans « BADGYAL », de SAIKO, JC Reyes et Dei V – quatrième chanson la plus écoutée de l’année en Espagne – on parle encore de femmes comme des objets et de sexe comme une marchandise à la disposition des hommes. Un problème quand 43 féminicides ont eu lieu dans le pays cette année, tous perpétrés par des hommes.
« On peut être féministe et écouter du reggaeton »
Pourtant, nombreuses femmes, conscientes des paroles dénigrantes, continuent d’écouter du reggaeton. C’est le cas de Clémence, 27 ans, Barcelonaise d’adoption depuis 6 ans et grande fan du genre : « je ne fais pas attention aux paroles, c’est plus pour le rythme. Si tu te mets à écouter les paroles, c’est vrai qu’en tant que femme tu te dis que tu ne devrais pas ». Et lorsque la jeune femme qui travaille dans le recrutement évoque le côté dansant du reggaeton, elle touche du doigt un thème important.
Le reggaeton est intimement lié à la danse, et pas n’importe laquelle : le perreo. Traduisible en anglais par le twerking, ce style de danse plutôt érotique est une composante essentielle du genre latino-américain. Silvia Martinez Garcia, musicologue à Barcelone, l’explique dans son article « Autour du reggaeton : controverses féministes autour de la musique latine en Espagne » : « il est également important de comprendre que le texte n’est pas forcément au centre d’une chanson lorsque la musique est orientée vers la danse et destinée à être appréciée dans des espaces de danse ».
Les paroles seraient donc destinées à être oubliées ? C’est en tout cas ce que Clémence explique, elle qui dit « ne pas porter une attention suffisante aux paroles pour que ça puisse [la] bloquer dans [son] écoute ». Sarah, 24 ans, Française de Barcelone depuis 2 ans et demi écoute du reggaeton « tous les jours », et est elle aussi consciente du caractère sexiste de certaines chansons.
Cependant, cette native du pays de Gex pose une nuance, et défend un certain féminisme : « on peut être féministe et écouter du reggaeton, mais ça implique de soutenir les artistes féminines qui transforment le genre comme Karol G ou Natti Natasha ». Des femmes qui redéfinissent les contours du genre mais se voient malgré tout forcées d’obéir à certaines de ses règles dont l’hypersexualisation des corps féminins.
En revanche, contrairement aux chansons de leurs homologues masculins, ce sont les artistes elles-mêmes qui décident de leurs tenues et de leurs provocations. Un moyen de reprendre possession de son corps et des clichés. La pratique du perreo par exemple, souvent critiquée par les collectifs féministes, est revendiquée par la journaliste colombienne Catalina Ruiz-Navarro dans son article « Bouger son cul, ou une défense du perreo » comme un outil de libération : « j’aime remuer mon cul en dansant, « perreo » comme on dit, et je ne pense pas que cela doive être considéré comme une invitation à se laisser aller, de la même manière qu’une minijupe et un décolleté ne sont pas une invitation ».
Un genre en mutation
Reggaeton, perreo et féminisme sont donc intimement liés, particulièrement en Espagne. En effet, le succès du genre musical est survenu au même moment que des événements marquants pour le pays.
C’est en 2016, en même temps que la sortie de « Cuatro babys » que les questions féministes sont devenues centrales en Espagne. Cette même année, le viol collectif d’une jeune fille à Pamplona avait choqué le pays et démarré un débat sur les caractéristiques juridiques du viol, provoquant des manifestations monstres dans toute l’Espagne.
Aujourd’hui, même si le reggaeton est toujours emprunt d’une certaine misogynie, de nombreux et nombreuses artistes en changent les normes, explique Sarah, qui cite notamment Bad Bunny, deuxième artiste plus écouté d’Espagne cette année. Avec son style androgyne et des messages féministes comme dans « Yo perreo sola », où il s’affiche en jupe avec derrière lui des néons « Ni una menos » – le nom d’un collectif luttant contre les violences sexistes et sexuelles – il démontre qu’un reggaeton différent est possible.
De son côté, la journaliste Catalina Ruiz-Navarro conclut que ce n’est pas le reggaeton qui influence la société, mais bien l’inverse, puisque les artistes écrivent sur leur quotidien. Ainsi, « s’alarmer des paroles violentes du reggaeton ne changera pas la misogynie ; lutter contre la misogynie changera les paroles ».