Au début du XXe siècle, les conditions féminines au sein de la communauté française de Barcelone étaient diverses et déterminées par le milieu social de leur naissance. Mais certaines d’entre elles parvenaient à se démarquer des rôles traditionnels qui leur étaient attribués. C’est le cas d’Émilie Detouche, célibataire, cheffe d’entreprise et mécène de la communauté française de Barcelone. Retour sur son parcours atypique fait d’ombres et de lumières en deux épisodes.
DEUXIÈME PARTIE
(Retrouvez la première partie ici)
Au début du XXe siècle, les conditions féminines au sein de la communauté française de Barcelone étaient diverses et déterminées par le milieu social de leur naissance. Les plus démunies étaient livrées au travail domestique ou ouvrier, tandis que les plus aisées étaient généralement cantonnées à des tâches caritatives. Cependant, certaines d’entre elles parvenaient à se démarquer des rôles traditionnels qui leur étaient attribués. C’est le cas d’Émilie Detouche, femme célibataire, cheffe d’entreprise et mécène de la communauté française de Barcelone. Retour sur son parcours atypique fait d’ombres et de lumières en deux épisodes.
En 1921, Eloy Detouche, décède suite à des problèmes cardiaques. Sa mort marque la fin du binôme qu’il formait avec Émilie, qui se retrouve désormais seule à la tête de l’entreprise. Toutefois, les difficultés s’accumulent très vite. Entre la baisse d’activité, la crise économique qui frappe le pays, les conflits sociaux, des stratégies d’investissement contestables, et probablement, bien que rien n’en atteste, le fait qu’elle ne dispose pas du réseau professionnel de son frère – en partie à cause de son statut de femme – les impayés s’additionnent.
Le terrible déclin
À partir de 1925, les procès se multiplient, d’abord avec les entreprises fournisseuses, puis avec les ouvriers et les banques. Malgré ces épreuves, Emilia continue à s’engager dans des actions sociales et culturelles. Elle est l’une des fondatrices de l’Institut français de Barcelone en 1921 et soutient le projet de création d’une « Maison de France », projet visant à regrouper toutes les associations françaises sous un même toit. Fidèle à sa vocation sociale révélée en 1914, elle s’y accroche avec détermination.
Cependant, sans financement, la gestion de ces initiatives devient de plus en plus compliquée. L’annexe enfantine est séparée de l’Hôpital, qui passe sous une administration collégiale, tandis que l’annexe devient indépendante et prend le nom d’Orphelinat français. Pourtant, bien que ce dernier batte pavillon français, il n’accueille plus d’orphelins français, mais des enfants catalans placés en pensionnat, auxquels il offre une éducation en français.
En 1929, Émilie tente d’éviter la dissolution de son entreprise métallurgique en augmentant ses capitaux et en cherchant de nouveaux financements. Mais, c’est un échec. Au début des années 1930, l’entreprise finit par fermer ses portes, probablement en 1932. Émilie est contrainte de se séparer de tous ses biens. Pourtant, elle maintient l’orphelinat ouvert, qui devient sa principale source de subsistance grâce aux dons de quelques mécènes accordés à celui-ci. Mais, des irrégularités sont révélées par la presse : les enfants souffrent de malnutrition, l’hygiène fait défaut, et l’éducation ne peut être assurée faute de matériel. Ces révélations lui font perdre ses derniers mécènes. Le gouvernement des Français de Barcelone propose de sauver l’orphelinat en le transformant en Patronat, mais Émilie refuse. En 1933, le consulat général lui retire le droit de faire flotter le drapeau français. La même année, la toute nouvelle Generalitat, formée avec la constitution de la IIe République espagnole, lance une enquête qui conduit à la fermeture définitive de l’orphelinat. Émilie se retrouve sans ressources, ni patrimoine. Celle quifut une jeune bourgeoise influente est devenue une mendiante, rejoignant les hordes de défavorisés qu’elle a pendant des années aidées. Elle meurt d’un cancer en avril 1937, seule.
Un héritage toujours perceptible
Si l’expérience d’Émilie Detouche en tant que chef d’entreprise s’achève sur un échec avec la fermeture de son entreprise, elle n’en demeure pas moins le seul cas connu, à ce jour, d’une femme française de Barcelone qui fit valoir et obtint des droits sur la gestion de l’entreprise familiale. Lorsqu’elle en devient l’unique propriétaire en 1921, Émilie connaissait déjà l’entreprise et le milieu, puisqu’elle y participait depuis son adolescence et l’avait même administrée. Ce qui semble avoir précipité la chute de son entreprise, c’est le contexte social et économique difficile, mais aussi, d’après nous, son manque d’intégration dans un milieu très compétitif et masculin, où les affaires étaient perçues comme le domaine des hommes. De plus, son attachement aux œuvres sociales qu’elle avait fondées avec son frère a pu constituer un frein.
Cependant, bien que les échecs d’Emilie Detouche ne doivent pas être occultés, il faut aussi voir qu’elle a, avec le soutien de son frère, partagé une partie de leur fortune acquise durant la guerre à travers des œuvres sociales et culturelles. Étaient-ils des profiteurs de guerre ? Il est indéniable qu’ils ont réalisé des profits considérables grâce à la guerre, mais ils en ont redistribué une partie. Peut-être par sentiment de culpabilité ? Et, même si l’essentiel de cet héritage a disparu, certaines institutions qu’ils ont contribué à bâtir entre 1914 et 1921, existent toujours. Par exemple, l’Hôpital français perdure encore à travers l’actuelle association Bienfaisance qui en est la représentante légale, ou encore l’Institut français qui a désormais plus de 100 ans, et représente aussi les intérêts de l’Alliance française sur Barcelone. Ainsi, qu’il s’agisse des institutions disparues ou de celles qui subsistent encore, Emilie et Eloy forment un tandem d’industriels et de mécènes incontournables dans l’histoire des Français de Barcelone.
L’histoire des Français de Barcelone
L’historien Guillaume Horn, auteur de cet article, a dirigé les recherches et la rédaction de l’ouvrage LES FRANÇAIS DE BARCELONE, OMBRES ET LUMIÈRES – DU XVE AU XXE SIÈCLE.
Le livre est toujours disponible et s’il est acheté à la librairie française de Barcelone Jaimes, tous les revenus sont reversés à la Bienfaisance. Infos et commandes sur le site de la librairie.