Au quotidien, dissimulé un peu partout en Espagne. Le « travail au black » fait presque partie de la culture espagnole, dans sa face sombre et cachée. Le revers de médaille d’un passé compliqué et d’un système qui n’incite pas toujours à tout déclarer. Analyse.
Le loyer à chaque début de mois, la bière des vendeurs ambulants sur la plage, le salaire d’une femme de ménage, les locations de vacances, les frais d’agences immobilières, les réparations des appartements, les traiteurs… À Barcelone (et en Espagne), difficile de terminer la liste des petites ou grosses factures qui se paient en billets par un point. Car au-delà de la simple excuse du TPE absent, se dissimule, surtout, le « travail au black ». Une pratique taboue en France et pointée du doigt par le gouvernement espagnol, mais bel et bien courante dans la péninsule ibérique. Qui, d’ailleurs, ne s’en cache pas.
Encore récemment, dans une annonce postée sur la plateforme immobilière Idealista, l’agence immobilière propose un appartement en plein Gràcia, à Barcelone, et spécifie, noir sur blanc, qu’il s’agira d’une location sans bail. Comme si, au Pays de Cervantes, l’art du non-contrat faisait partie de la culture locale.
Que es aquesta puta merda? Sense cèdula, 25metres, bany compartit per 750€! Despres passa el que passa… @idealista @elzulista pic.twitter.com/atoaimWrs9
— xavier (@_XDK_) October 16, 2023
L’Espagne, sur le podium européen du travail au noir
« En dehors des pays de l’Est, l’Espagne est le troisième pays d’Europe derrière la Grèce et l’Italie à avoir le plus fort taux de travail au noir », explique Oriol Amat, économiste et professeur à l’université Pompeu Fabra de Barcelone. Trois états méditerranéens où règne la précarité. « Or quand il y a pauvreté, il y a travail au black. » Ici, on l’appelle « économie souterraine ». Cette partie de l’iceberg cachée qui fait tourner le pays dans l’ombre de la légalité. « Elle représente entre 15 et 20 % de l’activité du pays. C’est beaucoup plus que la moyenne européenne située à environ 10 % », renchérit l’expert en s’appuyant sur la dernière étude réalisée par le Fonds monétaire international, en 2017.
Pourtant, après un passé dictatorial favorable au travail au noir, l’Espagne part à sa chasse. Depuis les débuts de Pedro Sánchez au pouvoir, la politique anti-fraude se durcit et les contrôles ont été multipliés. Début 2023, l’Inspection du Travail déclarait avoir réalisé plus de 13 000 enquêtes et relevé plus de 27 000 infractions, notamment auprès des « faux autónomos« , écrit le média éponyme dans le domaine des transports, Autonomos en ruta. Des hors-la-loi qu’il faut déceler parmi les 48,2 millions d’Espagnols et les 20,55 millions de travailleurs honnêtes.
Car dans le viseur des inspecteurs, les profils sont variés. Les free-lances qui développent leur entreprise sans tout dire, ceux qui travaillent sans papiers dans des entreprises familiales, et puis les salariés qui ne déclarent pas l’ensemble de leurs activités. Volontairement, ou non.
« Souvent, le travail au black se caractérise par des contrats de 20 h, mais ils travaillent 40 h. C’est ce décalage de 20 h qui n’est pas déclaré« , commence Celia Juega, avocate spécialiste du droit du travail à Barcelone. Un contournement de la loi qui justifie désormais l’obligation du contrôle des horaires dans toutes les entreprises, les contrats à durée déterminée (CDD) réservés uniquement aux missions bien spécifiques, et l’adaptation des modalités des CDI pour embaucher des saisonniers ou des personnes aux emplois du temps discontinus.
Mais la méthode peine encore à faire ses preuves. Notamment dans les secteurs du tourisme et de la construction qui, d’après les statistiques relevées sur Libre Mercado, participent majoritairement à l’économie cachée espagnole. « Cela touche beaucoup les hôtels, bars, restaurants, car ce sont des contrats précaires ou alors les établissements ne peuvent plus faire face à ces coûts. Ça vaut aussi pour l’agriculture », indique l’avocate Celia Juega. Mais n’est-ce réellement que financier ?
Les revers de la corruption et de la dictature ?
Bien que le pays vive des services, le champ des contrats possibles n’est pas aussi large qu’espéré et que chez sa voisine française. La péninsule ibérique ne propose ni les chèques emploi-service, pour l’aide à la personne par exemple, ni d’autres contrats adaptés à des services ponctuels, plus souples, ou en extras. Et même lorsqu’il s’agit de son propre compte, la flexibilité ne rime pas avec « autónomo« .
En Espagne, à la différence du régime micro-entreprise et de l’auto-entrepreneuriat, les cotisations ne sont pas calculées proportionnellement au chiffre d’affaires. Ici, il faut, au minimum, payer 230 euros par mois. Quand la France, elle, offre parfois même la possibilité de ne débourser que très peu dans le cas où l’activité ne ferait office que de complément de salaire. De quoi en décourager plus d’un en Espagne, même les Français. Peut-on alors parler, là aussi, d’adaptation aux coutumes locales ?
D’après l’économiste Oriol Amat, la forte présence du travail non déclaré en Espagne serait la répercussion de plusieurs phénomènes. Le premier, rationnel, remonte à l’entrée tardive du pays dans la zone Euro. 1986, dix ans après la fin du franquisme, contre 1957 pour la France. Le second s’associe presque aux « traditions » selon le professeur. « Les pays ont le moins de travail au noir sont ceux dont les leaders donnent l’exemple des bonnes manières ». Inutile de rappeler les tendances espagnoles à la corruption. Elle aussi, sport national. « L’éthique influence la population », conclut l’expert universitaire.
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