Lluís Uría : « 80% des Espagnols se déclarent heureux… un chiffre impossible en France ! »

Le journaliste catalan Lluís Uría publie aux éditions diëresis Por qué amamos a los franceses (pese a todo), un ouvrage explorant les différentes facettes de la France et des Français. Rencontre. 

Photos : AC/Equinox

Cela fait 10 ans qu’il est rentré de son expatriation parisienne. Lluís Uría, désormais directeur adjoint de la rédaction de La Vanguardia, fut correspondant à Paris entre 2005 et 2014. Des années chères à son coeur, les plus belles, assure-t-il, tant sur le plan professionnel que personnel et familial. « Mes neuf glorieuses ».

Pourtant, le journaliste a longtemps résisté à « la malédiction du correspondant », ce besoin souvent ressenti d’écrire un livre sur le pays couvert. C’est au terme de plusieurs colloques donnés à l’université qu’il s’est rendu compte de la méconnaissance de la France par les étudiants catalans et que l’idée a germé. Plus qu’un essai, Por qué amamos a los franceses (pese a todo) est un recueil d’articles publiés dans La Vanguardia ou de chapitres spécialement écrits pour l’occasion, explorant des spécificités de la culture française parfois imperceptibles à l’étranger, de l’amour de la philosophie à l’institution de la bise ou de la baguette en passant par les épisodes historiques fondateurs aussi divers que le Vel d’Hiv ou Mai 68. Drôle, juste, facile à lire et documenté, l’ouvrage balaie efficacement les caractéristiques et contradictions hexagonales.

Pourquoi avoir décidé de publier un livre sur la France dix ans après votre retour ?

Je pensais que tout avait déjà été dit. Mais je me suis rendu compte que chaque fois que je parlais de certains aspects de la France, les gens étaient surpris. Je me suis dit que cela valait peut-être la peine. Ce livre n’est pas un essai, j’ai plutôt voulu dresser un portrait de la France et des Français, à travers différentes facettes qui permettent d’avoir ensuite une image globale. La France est un pays voisin mais que l’on ne connaît pas vraiment jusqu’à ce qu’on y vive.

Dans l’un des premiers chapitres, intitulé « BHL n’est pas une marque de sacs », vous évoquez la culture du débat très présente en France, est-ce une différence importante avec l’Espagne ? 

C’est une grande différence que j’ai observée de près, car mes enfants avaient 18 mois et 3 ans quand nous sommes arrivés à Paris. Ils ont été à l’école là-bas durant neuf ans et d’ailleurs, ils parlent toujours français entre eux. Dans le système éducatif français, on t’apprend à réfléchir et à argumenter, alors qu’en Espagne on donne la priorité à la mémorisation du savoir. L’épreuve de philosophie au bac n’a rien à voir avec celle du bachillerato. Ici, on va te demander d’expliquer la caverne de Platon. En France, ce serait plutôt « comment trouver le bonheur ? » et tu as quatre heures pour répondre ! D’ailleurs, c’est comme ça que je termine ce chapitre : « vous avez quatre heures ». Car c’est vraiment devenu une expression courante en France.

Cette culture du débat est-elle en danger actuellement en France ? Que vous inspire notamment la fermeture annoncée de la chaîne de télévision C8 ? 

C’est un sujet qui n’a pas de solution facile. En tant que journaliste, je suis évidemment en faveur de la liberté d’expression. Mais je comprends la nécessité de mettre des limites. L’influence des médias du groupe Bolloré dans le débat public français n’est pas à prendre à la légère. Le débat est aussi ouvert en Espagne avec Pedro Sánchez qui a remis en question une certaine presse d’extrême droite pour sa diffusion de fausses informations. Il y a une grande quantité d’informations fausses qui circulent et que les gens reprennent comme si c’était vrai. C’est un équilibre à trouver entre la liberté d’expression et l’assainissement des médias.

Dans l’un des chapitres de votre livre intitulé « Douce France, cher pays de la violence », vous citez un chiffre étonnant : 26% des Français justifient la violence si elle sert leurs intérêts. Avez-vous ressenti cette violence sur place ? 

Ce titre est issu d’une pancarte dans une manifestation. Il y avait cette image, cette pancarte où était inscrit « Douce France, cher pays de la violence » en premier plan, et les flammes derrière. Et oui, ce chiffre m’a aussi surpris. Mais finalement, les chiffres tendent à corroborer une sensation que l’on a déjà. On voit davantage de violence gratuite en France. Ou des réactions disproportionnées. Par exemple ici à Barcelone, j’ai vu beaucoup de disputes entre automobilistes. Ils crient, parfois très fort, ils se menacent, mais je n’ai jamais vu personne se taper dessus. Alors qu’en France, j’ai vu plusieurs fois des gens en venir à se frapper. Et c’était des gens très bien habillés, qui sortaient du travail, parfois en cravate.

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Nous avons déjà cette perception de la violence française depuis l’étranger, quand on voit toutes ces manifestations qui dégénèrent. Ça n’arrive pas ici. Ça réaffirme aussi l’image du Français rebelle et révolutionnaire. Ici, nous sommes plus conformistes. D’ailleurs, j’ai récemment vu un sondage selon lequel 80% des Espagnols se déclarent heureux. Ce serait complètement impossible en France ! Ce serait plutôt 80% des Français se déclarent en colère (rires).

Les Français sont-ils d’éternels insatisfaits ? 

C’est ce qui m’a le plus choqué sur place : cette sensation que tout va mal, ce mal-être. Pour nous, la France est un pays magnifique, plus riche, plus cultivé. C’est un pays où vivre heureux. Mais il y a comme une tristesse de fond. Et ce n’est pas nouveau. Josep Pla (journaliste et écrivain catalan NDLR) a été correspondant à Paris il y a un siècle et parlait déjà de ce « cafard », cette nostalgie, cette tristesse sans cause très claire. Le Français est un critiqueur insatisfait, un râleur mécontent. Il a d’ailleurs cette image de personne antipathique, de mauvaise humeur. Et c’est un vrai paradoxe pour un peuple au mode de vie si hédoniste. Il n’attend rien de bon de l’avenir. Beaucoup regrettent le passé, quand la France était un grand pays, avec davantage de Français, selon leur propre définition.

Il n’y a plus assez de Français en France selon cette partie de la population ? 

J’avais interviewé à Paris Harkim el Karoui, qui est essayiste et avait été directeur de la banque Rothschild. Et il m’avait dit : « les Français ne sont pas racistes, ils sont xénophobes ». Des Français d’origine maghrébine qui ont adopté le mode de vie français sont parmi les personnalités les plus appréciées du pays, ce sont des Français comme les autres. C’est l’étranger qui dérange, pas la couleur de peau.

Personnellement, je n’ai jamais eu de problème, je pense que ma profession de journaliste a aidé. Mais j’ai par exemple un couple d’amis, lui est Français et elle est Espagnole. Elle est tombée enceinte et a contacté un cabinet de gynécologie, qui lui a répondu qu’il n’y avait aucun rendez-vous disponible. Son mari a ensuite appelé et il a obtenu un rendez-vous tout de suite. Un simple accent étranger avait rebuté ces gens. Et ce n’est pas une anecdote isolée.

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Ensuite, il faut parler du modèle français d’intégration par l’assimilation. C’est un système qui ne fonctionne que si l’immigré est la minorité. Or, dans les banlieues, les immigrés sont la majorité. Globalement, et des proches de Sarkozy à l’époque me le disaient, l’intégration a fonctionné en France, sauf dans les banlieues. C’est un problème difficile à résoudre même si on y met beaucoup d’argent.

Quel regard portez-vous sur la situation politique actuelle ? 

Il est évident que le modèle de la Ve République a fait son temps et qu’il ne fonctionne plus. C’est un système qui sacrifie beaucoup à la stabilité, notamment les minorités qui ne sont pas représentées au parlement. Or, il ne donne plus de stabilité mais tend à donner un pouvoir accru à l’Elysée, en particulier depuis Sarkozy. Emmanuel Macron a poussé la chose au maximum, on dirait le Roi-Soleil. Selon moi, les crises des gilets jaunes ou des retraites naissent de ce manque de représentativité des minorités. Les élites se reproduisent entre elles, avec l’ENA ou Sciences Po, et il y a une vraie déconnexion avec la population. Aujourd’hui, le panorama est compliqué. Je pense que le mouvement politique de Macron est condamné à disparaître.

Que regrettez-vous le plus de la France ?

Je retourne souvent à Paris, où j’ai beaucoup de bons amis. J’aime la ville, l’ambiance, la vie culturelle. Je vais souvent à Montmartre, rue des Abbesses, sur les quais de Seine, dans le Marais. J’ai beaucoup de jolis souvenirs personnels là-bas. L’une des dernières fois où j’y suis allé, j’étais en terrasse et je me suis dit : « je reviendrais bien vivre ici ». Mais pour l’instant, ce n’est pas possible, et Barcelone me manquerait aussi.

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