Quand les Français de Barcelone formaient un gouvernement d’union

En 1914, la guerre frappe le continent européen. En France, un gouvernement d’union nationale est formé pour dépasser les clivages politiques. À Barcelone, la communauté française, surnommée « colonie », décide de faire de même, malgré les divisions qui la traversent. Retour sur un épisode insolite et oubli.

Photo : Archives de l’Assemblée nationale

Le 4 août 1914, suite à la déclaration de guerre de l’Allemagne, le président de la république française, Raymond Poincaré, appelle les différents partis politiques à former un gouvernement d’union nationale, ce qui sera réalisé. À Barcelone, la question ne se pose pas immédiatement pour la communauté française qui est unanime sur un point : il faut soutenir financièrement les familles des mobilisés, privées de leurs revenus. En quelques jours plusieurs dizaines milliers de pesetas, une vraie fortune, sont récoltés. La Générale, l’équivalent du gouvernement de la communauté française, dirigée par Jean Dorgebray, se propose de l’administrer. Cependant, Emmanuel Gès, le président de la Chambre de Commerce française de Barcelone (actuelle CCI), le refuse. Il considère que c’est à lui d’administrer l’argent récolté. Le consul, Édouard Gaussen, est embarrassé. L’unité de la communauté française est menacée.

Réaliser l’Union sacrée autour de la Générale

Le président de la Générale et le consul décident alors de créer une structure capable de dépasser les divisions de la communauté afin de gérer collégialement l’argent récolté. Le 14 août 1914, ils fondent le « Comité de la Colonie française de Barcelone », autrement dit un gouvernement élargi de la communauté française qui a pour vocation d’unir autour de la Générale les dirigeants des principales associations françaises de Barcelone. L’initiative est un succès.

Seule l’influente Chapelle française garde une relative distance avec cette initiative. En effet, les divisions entre républicains et catholiques sont trop profondes pour que le rapprochement soit total. Toutefois, des gestes publics d’union sont réalisés. En décembre 1914, les dirigeants républicains de la communauté assistent, en compagnie des consuls alliés, à un office funèbre au sein de l’ancienne église française de Barcelone, située au 94 carrer Bruch. Des cérémonies identiques sont répétées chaque année. Aussi anecdotique que cela puisse paraître, ces cérémonies démontrent que, progressivement, les communautés catholique et républicaine se rapprochent.

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À gauche, l’autel de la Chapelle française, entouré de cierges et de branches de palmiers, avec, en évidence, le drapeau français. À droite, un prêtre et un soldat français de Barcelone qui prient, probablement sur le front des Balkans. Archives de la Chapelle française de Barcelone. 

Cependant, le « Comité de la Colonie » est contesté six mois à peine après sa formation par des présidents d’associations plus marginales. Eux aussi veulent avoir leur place. En janvier 1915, le conseil est donc élargi afin de les inclure. À partir de la fin 1915, ce sont les associations féminines qui demandent à entrer en son sein, une demande qui est acceptée. C’est une véritable révolution dans la communauté française, car, pour la première fois, hommes et femmes siègent autour du même organe de décision.

Le Triumvirat, incarnation imparfaite de l’Union sacrée 

Cependant, l’augmentation du nombre de membres rallonge le processus d’étude des dossiers. Pour simplifier leur traitement, un triumvirat est formé, composé de trois individus responsables devant l’ensemble des membres du comité, parmi eux le consul général qui préside ses travaux. Au cours de l’années 1916, ce triumvirat s’accapare peu à peu l’ensemble des prérogatives, avec la complicité passive du Comité qui diminue, pour des raisons inconnues, sa surveillance. Pour preuve, en 1917, le triumvirat décide de diminuer les allocations attribuées aux familles de soldats mobilisés, plaçant de nombreuses familles en grandes difficultés. Aussi surprenant que cela puisse paraître, aucun des membres du Comité ne s’en rend compte. Il faut attendre huit mois pour que la nouvelle parvienne à l’oreille de l’un de ses membres, qui convoque immédiatement ses collègues. Devant l’ampleur de la polémique, qui révèle aussi une certaine déconnexion, le Comité vote le rétablissement des aides.

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Carte postale de 1916, Wikirouge, Libre de droit

En 1918, un autre épisode se produit, révélant les dysfonctionnements de cette institution. Cette année-là, le consul, Edouard Gaussen, quitte Barcelone. Le triumvirat se compose provisoirement de deux individus jusqu’à l’arrivée d’un nouveau consul. Pour assurer la continuité de la distribution des aides, l’un des membres du triumvirat, Emmanuel Raquillet, prend la liberté de signer plusieurs documents. Pour le Comité, c’est un acte de lèse-consul. Il le convoque et, au cours d’une terrible séance au cours de laquelle chaque membre du Comité prend la parole pour le critiquer, un vote est organisé pour décider de le mettre au ban de la communauté pour s’être s’approprié des pouvoirs qui n’étaient pas les siens. Certains proposent de lui accorder un pardon collectif en échange d’une lettre d’excuse. Au début, Emmanuel Raquillet s’y refuse, mais, acculé par la menace d’un ostracisme humiliant, il accepte. Malgré lui, Emmanuel Raquillet sera parvenu à faire l’union sacrée contre lui.

La fin de l’Union sacrée 

Le 11 novembre 1918, l’armistice est signé entre la France et l’Allemagne. Progressivement, les soldats sont démobilisés et peuvent rentrer chez eux. De ce fait, le « Comité de la colonie » et le triumvirat perdent progressivement leur utilité. D’une part, il y a de moins en moins de personnes à aider. D’autre part, les ressources diminuent en raison de la baisse des donations. Le Comité est dissout en 1920, et ses réserves monétaires sont réparties entre les différentes associations de la communauté française de Barcelone. L’expérience de l’union sacrée, qui avait permis d’unir autour de la Générale l’ensemble des principaux acteurs français de Barcelone, s’achève après six ans. Elle fut à bien des égards une expérience unique dans la très riche histoire des Français de Barcelone.


L’histoire des Français de Barcelone

L’historien Guillaume Horn, auteur de cet article, a dirigé les recherches et la rédaction de l’ouvrage LES FRANÇAIS DE BARCELONE, OMBRES ET LUMIÈRES – DU XVE AU XXE SIÈCLE.

Le livre est toujours disponible et s’il est acheté à la librairie française de Barcelone Jaimes, tous les revenus sont reversés à la Bienfaisance. Infos et commandes sur le site de la librairie.

 

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