Malgré la réactivation intense de l’activité touristique, les séquelles de la pandémie de Covid-19 se font toujours ressentir dans le secteur. Aux prémices de la haute saison 2024, les enjeux de santé et de qualité de vie au travail, notamment en restauration, restent des questions qui prédominent pendant que les professionnels déplorent toujours le manque de main-d’œuvre. France Travail organise même dorénavant des Rallyes recrutement de la restauration.
Par Thibaud Szpyrka, Université d’Angers – Photo : Clémentine Laurent
Ma thèse de doctorat en géographie sur la santé des travailleurs de la restauration sur l’île de Majorque (plus grande île de l’archipel des Baléares en Espagne) et dans la zone Île de Ré–La Rochelle s’était donné pour objectif d’approfondir les défis auxquels ce secteur d’activité sera confronté durant les étés à venir au sein des destinations touristiques européennes, en proie au dérèglement climatique.
À partir d’une soixantaine d’entretiens avec des travailleurs de la restauration, des acteurs politiques, syndicaux et des professionnels de santé en France et en Espagne, elle fait ressortir certains points de vigilance : alors que les risques sanitaires liés aux canicules s’accroissent, les salariés du secteur doivent souvent accepter une charge plus importante, sans qu’un collectif n’aide à réguler la branche.
Des étés de plus en plus chauds
Les étés de plus en plus caniculaires sont particulièrement éprouvants pour les travailleurs du secteur. Au moment de l’étude de terrain de ce travail doctoral (période estivale 2022), un inspecteur du travail nous confiait avoir relevé une température record de 53 degrés dans une cuisine de restaurant à Majorque. 2023 n’a pas été plus favorable. En France, ont été relevés quatre épisodes caniculaires à l’impact sanitaire « important » selon Santé publique France.
Ces hautes températures aboutissent parfois à des problématiques de stress thermique induits par des changements de températures brutaux. Ses effets sur le long terme ne sont pas clairement établis ou diagnostiqués alors qu’à court terme ils ne se traduisent le plus souvent que par des rhums ou des maux de gorge, si on en croit les entretiens réalisés auprès de plusieurs médecins du travail en Espagne. Ne provoquant pas d’arrêt ou d’accidents de travail, on ne le retrouve donc pas dans les statistiques en santé. Un responsable syndical majorquin nous expliquait :
« Ici, on est sur une île au un climat très chaud en été. En cuisine, on fait en plus fonctionner des planchas et des fours alors qu’il fait déjà 35 degrés. À côté, le cuisinier doit aller dans la chambre froide, ouvrir les congélateurs : cela provoque un stress thermique. La loi de prévention des risques au travail oblige ici les restaurateurs à avoir un manteau spécial pour ça, mais avec la pression du service, certains le mettent et d’autres non. »
Ces problématiques pourraient être de plus en plus fréquentes et suivre l’évolution du dérèglement climatique selon le rapport de l’Organisation internationale du travail, publié en 2019 sur le sujet. L’augmentation du stress thermique pourrait entraîner une perte de productivité équivalente à 80 millions d’emplois dans le monde. Le secteur des services est particulièrement touché par les risques, notamment en ce qui concerne les pays européens.
En France, plusieurs articles de presse mettent en avant les risques du travail en contexte de haute chaleur sans s’intéresser réellement aux changements de températures brutaux. Un inspecteur du travail interrogé sur l’île de Ré dans le cadre de notre enquête doctorale évoquait également cette problématique des températures de plus en plus chaudes en cuisine dans le secteur de la restauration.
Besoins de contrôle
Lorsqu’ils manquent de main-d’œuvre, les employeurs ont souvent pour unique solution d’augmenter la charge de travail du personnel encore en place ou bien d’opter pour des jours de fermeture hebdomadaire. En haute saison touristique, lorsque les restaurateurs sont tenus d’effectuer la majorité de leur chiffre d’affaires annuel en quelques mois, c’est bien souvent la première qui semble être privilégiée ou imposée.
Les travailleurs interrogés dans le cadre de notre enquête sont, des deux côtés des Pyrénées, pour bon nombre en situation d’urgence financière et comptent bien souvent sur les heures supplémentaires effectuées en haute saison pour vivre le reste de l’année. La période de pandémie ne leur a pas permis d’effectuer ces heures supplémentaires et leur salaire a été diminué de moitié en période de confinement. La France a mis en place des dispositifs de chômage partiel et l’Espagne a activé l’ERTE, un mécanisme équivalent.
Cette situation a obligé beaucoup de salariés à contracter des prêts financiers auprès d’établissements bancaires ou de manière informelle auprès de la famille ou d’amis. À cela s’ajoutent les prêts garantis par l’État pour les petits patrons de la restauration en France. Il leur faut aujourd’hui les rembourser.
Ces travailleurs sont alors aujourd’hui enclins à accepter des surcharges de travail insurmontables pour pallier les pertes occasionnées par la pandémie. Une cuisinière mexicaine d’une trentaine d’années à Majorque nous confiait en avril 2022 :
« C’est comme si la haute saison avait commencé en avril pour moi car il manque tellement de personnel que l’on travaille beaucoup, très tôt dans la saison. Je suis déjà morte mais, actuellement, il faut que je me fasse beaucoup d’argent et que je mette de côté parce que j’ai beaucoup perdu pendant la période de Covid-19. »
Elle indiquait également se préparer à des saisons de plus en plus intenses.
Compter sur le collectif ?
Dans ce contexte, il semble nécessaire de renforcer les dispositifs de contrôle des établissements en haute saison en espace touristique pour s’assurer du respect du nombre d’heures travaillées par jour dans ce contexte bien précis.
Or, il semble difficile de compter sur les syndicats pour imposer ces contrôles. En effet, un des plus grands défis pour le secteur de la restauration à l’échelle européenne est la sous-représentation syndicale et l’absence totale de mobilisation collective au sein de l’effectif employé du secteur. Les petites entreprises, en particulier celles de la restauration, n’ont jamais eu une grande culture collective de la syndicalisation. Elles sont surreprésentées dans le secteur de la restauration. Ces entreprises sont de plus sous dotées en matière de dispositifs de santé au travail.
La quête de meilleures conditions de travail dans le secteur de la restauration, pour promouvoir la bonne santé et le bien-être des travailleurs, devra inévitablement passer par une forme d’organisation et de revendication collective, qu’elle soit syndicale ou non. Le manque de main-d’œuvre actuel permet aux travailleurs de la restauration de choisir leurs entreprises en fonction des salaires et des conditions de travail proposées, mais ceci va au-delà du cadre législatif et s’inscrit dans un contexte bien précis.
En effet, rien ne nous garantit la pérennité de cette dynamique favorable aux employés du secteur. La convention collective de branche de l’hôtellerie-restauration aux Baléares est, par exemple, particulièrement attractive et impose des conditions salariales et de travail enviable pour beaucoup de pays européens comme la France ou d’autres communautés autonomes espagnoles. Mais les limites financières et managériales ainsi que les normes sociales en matière de comportement dans les petites entreprises de restauration nuisent à l’application de cette convention collective de branche professionnelle. Une serveuse de l’île de Ré nous décrit les choses à ne pas faire selon elle :
« Dans la restauration si vous vous mettez en arrêt en haute saison vous êtes considéré comme un lâche et un faible. À moins d’avoir la jambe cassée je ne me serais pas mise en arrêt, vraiment. Le peu de personnes que je connais qui se sont mises en arrêt, derrière c’était le procès des innocents. »
Les travailleurs interrogés lors de notre enquête préféraient globalement se diriger vers de grands établissements au sein desquels la présence d’un comité d’entreprise, d’un service de relations humaines ou d’une représentation syndicale favoriseraient, encore une fois selon les travailleurs enquêtés, l’application de cette convention.
Cette dynamique est dommageable et induit des inégalités en matière de conditions de travail et de risques en santé entre les petites et les grandes entreprises du secteur. Face à cette désertion des petites structures, les travailleurs des petits restaurants ont davantage de probabilités de se retrouver en sous-effectif et donc en surcharge de travail.
Notons enfin que l’ensemble des difficultés vécues par les travailleurs du secteur de la restauration en contexte touristique n’est pas uniquement imputable aux conditions de travail proposées par l’entreprise. Leur santé et leur qualité de vie dépendent également des déterminants plus globaux sur leur territoire de vie et de travail. Parmi ces éléments, on peut prendre l’exemple de la difficulté de se loger à la suite de mécanismes de pressions foncières qui s’exacerbent en espace touristique, ou encore la saisonnalité de l’activité touristique qui induit une discontinuité dans les contrats de travail. Elle-même fait face aujourd’hui aux réformes de l’assurance chômage en France.
Thibaud Szpyrka, Docteur en géographie, Université d’Angers
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.