Par Sophie Baby, Université de Bourgogne – UBFC – Photo : Mirador de la Memoria, par Markel 2007
Francisco Franco aura exercé le pouvoir en Espagne pendant 39 ans, de 1936 à sa mort en 1975. Lors de la guerre civile (1936-1939), il bénéficia de l’appui décisif de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie mussolinienne, qu’il soutint durant la Seconde Guerre mondiale sans pour autant y engager ouvertement son pays. Les trente années d’après-guerre furent celles d’une dictature personnelle d’idéologie nationale-catholique, ne laissant aucune place à l’opposition. Les victimes de son règne, et spécialement des exactions de ses troupes durant la guerre civile et au cours des années suivantes, se comptent en dizaines de milliers.
Pourtant, le personnage ne suscite pas aujourd’hui un rejet unanime dans son pays, où l’on assiste dernièrement à la percée du parti d’extrême droite Vox qui, sans se dire franquiste, porte sur son action un regard complaisant. Sophie Baby, maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne et membre honoraire de l’Institut universitaire de France publie aujourd’hui aux Éditions La Découverte « Juger Franco ? Impunité, réconciliation, mémoire », un ouvrage appelé à faire date qui revient sur les défis posés par la violence du franquisme, sur sa difficile appréhension par l’Espagne d’après-1975, rapidement devenue démocratique, sur ses traces encore visibles, et aussi sur la dimension internationale des problématiques mémorielles liées aux quatre décennies de pouvoir du Caudillo.
Le général Francisco Franco, décédé le 20 novembre 1975 après avoir présidé pendant près de quarante ans au destin de l’Espagne, n’a pas été jugé et ne le sera jamais. Sa dépouille a longtemps trôné face à l’autel, sous les dalles de la basilique de Valle de los Caídos, façonnée à la gloire de la « Croisade » par la main-d’œuvre esclave du régime, à quelques kilomètres de la capitale. Recouverte de couronnes et de fleurs fraîches, sa tombe attirait les nostalgiques, qui honoraient sa mémoire du salut fasciste et d’une messe célébrée pompeusement chaque 20-N par les fidèles gardiens du lieu. Jusqu’à ce qu’en octobre 2019, le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez organise le transfert de son cercueil vers le caveau familial, selon un cérémonial qui reflétait à la fois le changement de régime mémoriel amorcé au tournant du siècle et la prégnance de conservatismes qui ne cessent d’interpeller l’observateur étranger. La mémoire de celui qui avait affirmé être prêt à tuer la moitié du pays au nom de sa salvation n’est pas bannie par-delà les Pyrénées, une fondation éponyme subventionnée jusqu’à il y a peu par l’État porte son héritage, valorisé par nombre d’Espagnols rétifs à remuer les cendres du passé et à porter un jugement définitif, moral et politique, sur le régime franquiste.
Comment peut-on refuser encore de condamner la mémoire du dictateur parvenu au pouvoir à l’aide des avions d’Hitler et des troupes de Mussolini, après trois ans d’une guerre civile provoquée par le soulèvement du 18 juillet 1936, dans cette Espagne devenue depuis les années 1980 une démocratie consolidée, pleinement intégrée à l’Union européenne ? C’est ce paradoxe, toujours irrésolu et à vif, qui est à l’origine de ce livre, mû par le désir de comprendre l’ébullition mémorielle conflictuelle aujourd’hui à l’œuvre en Espagne et plus encore, de déchiffrer cette énigme, pour ce pays si proche, d’une impunité persistante du franquisme.
Juger Franco ? Le paradoxe espagnol
L’ouvrage explore les impulsions et les résistances à l’insertion de l’Espagne dans l’âge global de la mémoire qui s’est emparé du monde occidental à la fin du XXe siècle, face aux traces irréductibles des violences de masse qui l’ont endeuillé.
La société espagnole aborda le XXIe siècle par un retour sur la « dernière catastrophe » (Henry Rousso) de son histoire, la guerre civile de 1936-1939. Un mouvement civique dit de « récupération de la mémoire historique », né en l’an 2000, engagea l’Espagne dans cette ère de la mémoire. Jusque-là dominait le grand récit de la réconciliation, cristallisé pendant la transition à la démocratie (1975-1982) et qui s’était imposé dans les années 1980 comme le mythe fondateur de la démocratie espagnole. La rupture avec le passé, interprété comme un long cycle de violences fratricides et éternellement vengeresses, était incarnée par la loi d’amnistie de 1977, qui avait prononcé l’absolution mutuelle des crimes de nature politique commis jusqu’alors, qu’ils aient été perpétrés par les opposants au régime ou par ses agents. Les légitimités d’antan étaient ainsi absorbées au profit d’une nouvelle légitimité partagée, démocratique et déracinée. Franco n’avait pas été jugé et les crimes du régime ne pourraient jamais l’être.
L’irruption de la « mémoire historique » a fait basculer ce régime d’historicité tourné vers un futur sans passé dans un présentisme qui révélait les failles de l’utopie modernisatrice transitionnelle. Le passé était bien vivant, incarné par les ossements retrouvés dans les fosses communes, dont les exhumations témoignaient du nombre stupéfiant et d’une présence disruptive, dispersée sur tout le territoire. Les pouvoirs publics se sont emparés, à reculons, de ces nouvelles aspirations : deux lois mémorielles ont été adoptées, par des gouvernements de gauche, en 2007 puis en 2022. Les crimes du franquisme pourraient-ils être poursuivis, en tant que crimes contre l’humanité, imprescriptibles et non amnistiables ? Rien de moins sûr, au regard de l’indignation soulevée à cette éventualité dans les rangs de la droite espagnole, aiguillonnés par l’essor d’une extrême droite néopopuliste et farouchement réactionnaire.
Ce changement global de régime mémoriel, d’un paradigme réconciliateur fondé sur l’oubli des crimes du passé à un autre, arqué sur le devoir de mémoire et la lutte contre l’impunité, est au cœur de ce livre. Celui-ci fait le choix décisif, qui en constitue l’originalité, de s’écarter de l’intensité d’un présent autarcique et écrasant par un double décentrement du regard, plongeant d’une part dans la longue durée et embrassant, d’autre part, un ailleurs mondialisé.
Sortir de la violence : le temps long d’un espace euro-américain de la mémoire
L’Espagne est loin d’avoir été une terre isolée, étrangère aux dynamiques fondatrices du monde de l’après-guerre, étanche aux mutations globales qui affectaient la relation de l’Occident à son passé tragique. Le pays s’est approprié tout en les adaptant des pratiques, des catégories, des normes venues d’ailleurs au fil des opportunités politiques. Il en a aussi été acteur et créateur, un temps modèle de réconciliation et même champion de la lutte contre l’impunité, à l’heure de l’arrestation du général Pinochet en 1998 sur ordre d’un juge espagnol, avant d’être taxé de contre-modèle mémoriel. L’analyse réinsère ainsi le cas espagnol dans une histoire globale des droits de l’homme, de la criminalisation des violences de masse, de la mémoire et de la victimisation contemporaine, de la justice pénale internationale, qu’il vient enrichir de ses paradoxes et de sa projection transnationale.
L’histoire de l’Espagne constitue un laboratoire d’expériences privilégié parce que s’y entrelacent conflits et sorties de conflits, saisis dans l’épaisseur de leurs temporalités, sur une longue durée, faite de jeux et rejeux sans cesse réactivés. Il faut remonter dans le temps même de la guerre pour happer les fondements, les élans et les mutations, les déboires et les résidus des dynamiques de criminalisation et d’absolution du franquisme. En proposer une histoire non linéaire, qui complexifie la polarité binaire apparente entre un modèle amnistiant et un modèle punitif de sortie de violence, implique de revenir à ces origines pour en suivre le fil.
Au lent processus de sortie de guerre civile se superposa la guerre mondiale, qui éclata quelques mois après la reddition républicaine. Les exilés qui avaient fui en masse les représailles, en France surtout, furent emportés dans la tourmente du conflit mondial, s’y mêlant comme travailleurs forcés du nazisme, combattants de la Libération, résistants, déportés, et furent impliqués de fait dans les logiques judiciaires et réparatrices de l’après-guerre. La dénonciation du franquisme se déploya ainsi dans un espace nécessairement transnational et, plus précisément, euro-américain. L’Espagne apparaît même, en ce second XXe siècle, comme un maillon central d’une Euro-Amérique pluriséculaire, réactivée par les conséquences de la guerre d’Espagne.
Aux dynamiques de cette double sortie de guerre, qui retentirent jusqu’à la fin du siècle, s’ajoutèrent à la mort de Franco les dynamiques de sortie d’une dictature longue de près de quarante années, draguant leur lot de crimes et de victimes. L’après-franquisme fut à son tour la proie d’un nouveau cycle de violences, le terrorisme basque se prolongeant jusqu’à l’orée du siècle suivant, générant des strates supplémentaires de dispositifs de sortie de violence. Loin de faire face à la « dernière catastrophe » uniquement, l’Espagne a été confrontée à un enchevêtrement de sorties de violence, aux échos en miroir et aux résonances résurgentes tout au long du siècle, à l’origine de logiques victimaires exponentielles et concurrentes.
Ancrer l’enquête transnational
L’espace transnational euro-américain dans lequel se projettent les acteur pour dessiner l’après-franquisme est à la fois un tremplin pour légitimer des aspirations, contourner les obstacles rencontrés dans la péninsule, contraindre les pouvoirs publics nationaux, et un réservoir de ressources, d’idées, de dispositifs, de réseaux mobilisables pour donner corps, rendre intelligible ou renouveler une cause balbutiante qui contribue à son tour à redessiner les tendances globales. Les pages qui suivent pointent de manière impressionniste la focale sur un prisonnier, une veuve de déporté, une militante des droits humains, un médecin légiste, une association, une commission d’enquête, un tribunal. Des fils sont tirés dans la longue durée, comme autour de Guernica, ville emblématique qui a connu une projection internationale précoce de la gestion de son passé, où s’entremêlent les temporalités dans un environnement hautement conflictuel, révélant, par-delà sa singularité totémique, des dynamiques partagées.
L’enquête ressuscite les récits alternatifs, les entreprises souterraines et reléguées aux marges, les projets imaginés mais non aboutis, les initiatives esquissées puis abandonnées. Sans ces autres chemins ébauchés, le renversement de régime mémoriel observé au début du XXIe siècle aurait-il été possible ? Le souffle puissant de la réconciliation avait-il éteint toute soif de justice ? La voix impérieuse de « l’oublieuse mémoire liée à la refondation prosaïque du politique » avait-elle fait disparaître « la voix de l’inoublieuse mémoire » (Paul Ricœur) ?
Sophie Baby, Maîtresse de conférences HDR en histoire contemporaine, Université de Bourgogne – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.