En Espagne, avoir plus de 50 ans devient presque un atout sur le marché du travail. Plus qu’en France, la péninsule ibérique se montre férue des travailleurs dits seniors. Expérimentés, ponctuels, dotés d’un large réseau, ils défient la jeunesse aux yeux des recruteurs. Lumière sur ces perles (pas si) rares.
C’est un bistro comme il n’en existe quasiment plus à Barcelone. Un lieu où, assis à une table en terrasse, au bord de la Diagonal, le café est servi chaud avec un geste précis et un tendre sourire. C’est ainsi que Jorge, 57 ans, aime apporter les tasses d’or noir remplies, accompagnées d’une petite cuillère et d’un sachet de sucre. Veston noir boutonné, chemise impeccablement blanche et nœud papillon bien centré. Sa touche de couleur, à lui. Ce petit plus ajouté à tant d’autres, si charmants. « La façon dont il emmène un verre de vin, comment il tient la tasse, sa gestuelle. C’est ce qui me fait revenir ici, c’est l’expérience », énumère Xel May, Français de Barcelone, en regardant Jorge. Ici, à Entrepanes Díaz, les clients le surnomment « l’hôte parfait ». Investi, accueillant, aimable, rigoureux, sociable, attentionné. Juste, professionnellement lui-même, et apprécié pour cela.
Pourtant, il y a de ça huit ans, alors qu’il s’apprêtait à perdre son job, Jorge n’était pas certain de retrouver une place sur le marché du travail. « Je me disais, tu vas avoir 50 ans. Qui va vouloir de toi ? En Europe, on devient transparent passé cet âge ». Mais dans l’œil de son patron, Kim Díaz, ce sont justement ces employés dits seniors qui filent les parfaits garçons de café. Ceux qui fidélisent n’importe quel amoureux du service bien fait.« J’aime leur vocation, le fait qu’ils adorent leur métier. Ils sont pleins de qualité : ponctuels, propres, polis », commente le chef d’entreprise. Sans oublier : « leur façon d’être avec les clients. Ils nouent une complicité merveilleuse avec eux. Certains leur envoient des cartes postales quand ils partent en vacances. C’est incroyable ».
Alors, des employés comme Jorge, dits seniors, Kim Díaz en a recruté en masse. En octobre dernier, il a lancé une campagne pour son futur local. « Tous les serveurs auront au moins 50 ans, et j’espère en avoir dans tous les restaurants que j’ouvrirai. » Et en Espagne, il n’est pas le seul à valoriser l’expérience des plus âgés. Petit à petit, et plus vite que sa voisine française, la péninsule ibérique semble avoir mesuré la valeur ajoutée des seniors, qui occupe une grande part de sa population.
Des embauches tous les ans en Espagne dans plusieurs secteurs
« On le constate plus fortement en Espagne, même si la France y vient progressivement, renchérit Thierry Alberola, à la tête du cabinet de recrutement A Human Touch, qui œuvre sur le marché français et espagnol. Par an, on arrive à faire une ou deux embauches sur des profils seniors. Mon record, c’est 58 ans ». Selon lui, nul doute : le Pays de Cervantes regarde moins l’âge que la carrière. Si bien, qu’au fil du temps, le taux de personnes des plus de 55 ans sans emploi baisse. Au dernier trimestre cette année, il atteignait les 10,84 %, contre 11,1 % l’an passé et 13,91 % en 2021 selon les chiffres de l’INE. C’est encore moins que la France qui, il y a deux ans, comptait 16 % de sa population senior au chômage.
En Espagne, les secteurs de l’ingénierie civile, l’ensemble des métiers techniques dans la mécanique ou chaudronnerie par exemple, et le secteur scientifique arrivent en première ligne. D’une part, parce que les ressources « jeunes » manquent à l’appel. Avec le tournant du digital, elles ont laissé de côté leur formation professionnelle initiale, ou bien, l’ont simplement boudée. « Quand on ne trouve pas facilement, on hésite moins à aller voir les seniors voire très seniors. »
Mais aussi parce que les profils proches de la retraite, masculins comme féminins, possèdent des compétences très prisées : le réseau et l’expertise. « Ils ont eu tous les problèmes possibles et imaginables et savent les résoudre tout de suite. C’est ce qui est recherché », ajoute le recruteur Thierry Alberola. Si bien qu’aujourd’hui encore, le professionnel des ressources humaines a présenté un candidat de 64 ans à une entreprise madrilène dans le bâtiment. « Et il est toujours dans le processus ! »
Réseau, stabilité et expérience en points forts
Des traits qui font aussi la différence dans le domaine commercial. Malgré une concurrence junior forte, et dotée d’une grande volonté. Mais a-t-elle la patience du serveur de café barcelonais au nœud papillon ? Le temps nécessaire pour discuter avec l’homme qui boit un verre de vin dehors ? L’intention de se souvenir de l’anniversaire de celle qui prend toujours son même café cortado à midi ? « Je pense qu’après un certain âge, on a le goût de la qualité. Parce qu’on a gagné en stabilité, on a voyagé, on s’est nourri de ce qu’on a vu et vécu », affirme humblement Jorge, 57 ans.
Lui, comme la jeunesse, s’est fait la main au prix de plusieurs emplois. Mais une différence générationnelle sépare tout de même les candidats seniors des juniors : le CV. À chaque travail, des contrats de plusieurs années côté 55 ans et plus, contre des périodes de quelques mois chez les plus jeunes. « Ça fait partie des atouts des seniors : la fidélité et la stabilité. Ils resteront jusqu’à leur retraite », confirme le recruteur français opérant sur le marché espagnol. D’autant qu’avec les récentes réformes étirant l’âge de départ à la retraite – 67 ans pour les Espagnols contre 64 ans pour les Français -, les recruteurs ne devraient plus avoir peur de la durée des nouveaux contrats. Ceux-là ne se comptent plus vraiment sur les doigts d’une seule main.