Ce qu’Érasme, patron d’Erasmus, a apporté à la pensée de l’éducation

erasmus espagne

Après deux années très perturbées par la crise du Covid-19, la mobilité internationale des jeunes repart à la hausse. Parmi les dispositifs les plus prisés par les étudiants qui souhaitent passer une partie de leur cursus à l’étranger se trouve Erasmus 

Pourquoi Érasme a-t-il été choisi comme figure tutélaire de ce programme qui, en 2022, a fêté ses 35 ans ? En quoi l’ouverture culturelle qu’il permet fait-elle écho à la pensée du célèbre humaniste ? De manière très factuelle, s’il a donné son nom à un programme facilitant la circulation des étudiants et des enseignants à travers l’Union européenne, c’est sans doute d’abord parce que ce savant hollandais mena une vie itinérante, au cours de laquelle il se constitua un vaste réseau de correspondants et d’amis, du nord au sud du continent.

Né à Rotterdam en 1467 ou 1469, l’auteur de l’Eloge de la folie vécut par la suite dans l’actuelle Belgique, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, dans l’actuelle Suisse où il mourut en 1536. Bien qu’il n’allât jamais en Espagne, son influence y fut grande. Il ne manquait pas non plus d’admirateurs ni d’amis en Pologne et en Hongrie. Les voyages d’Érasme n’étaient pas récréatifs : manquant souvent d’argent, il avait besoin du soutien de riches bienfaiteurs, susceptibles de l’accueillir et de lui offrir les conditions d’une vie, sinon toujours confortable, du moins libérée des soucis matériels, de sorte qu’il pût se consacrer à ses travaux d’édition et d’écriture. Les voyages lui étaient en outre nécessaires pour des raisons scientifiques : se rendre à Oxford, à Paris, à Louvain, à Venise ou à Bâle lui permettait d’accéder à des bibliothèques, à des manuscrits, de rencontrer d’autres savants, des éditeurs…

Enfin, dans le contexte des fortes tensions religieuses du début du XVIe siècle, Érasme se sentit parfois obligé de quitter une ville pour préserver sa liberté et sa sécurité, comme en 1521 lorsqu’il quitta Louvain, ou en 1529 lorsqu’il préféra partir (temporairement) de Bâle : dans un cas comme dans l’autre, il refusa de céder aux pressions de ceux – catholiques à Louvain, protestants à Bâle – qui souhaitaient le voir prendre parti fermement pour leur cause, contre l’autre camp.

Un humanisme indissociable d’une réflexion sur l’éducation

Outre la dimension européenne de la vie d’Érasme, c’est son statut d’« humaniste » qui permet de comprendre pourquoi le programme européen de mobilité académique a été placé sous son patronage. Le mot « humanisme » se prête aux contresens, mais son emploi est inévitable dès qu’il est question d’Érasme. En tout état de cause, le terme lui est postérieur. Attesté en français au XVIIIe siècle, au sens d’amour de l’humanité, le mot acquiert au XIXe siècle, d’abord en allemand, puis dans les autres langues européennes, le sens plus technique que nous lui connaissons aujourd’hui en histoire des idées, celui qui renvoie au mouvement de remise à l’honneur des auteurs grecs et latins de l’Antiquité chez les lettrés européens des XVe et XVIe siècles.

Tardif, le mot « humanisme » s’appuie toutefois sur des expressions attestées chez les auteurs des XVe et XVIe siècles : studia humanitatis ou litterae humaniores, c’est-à-dire « études d’humanité » ou « lettres plus humaines », au sens actif de l’adjectif, à savoir « les lettres qui rendent plus humain » – ou encore, dans un esprit comparable, bonae litterae, les « bonnes lettres », non pas seulement au sens esthétique de « belles-lettres », mais aussi et plus encore au sens moral et éducatif de « lettres qui rendent bon, meilleur ».

Enluminure dans un ouvrage de 1518 ou 1519 de Guillaume Budé

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’humanisme repose en effet sur une pensée et une pratique de l’éducation, et, de manière indissociable, sur une certaine anthropologie. Par son œuvre immense, Érasme occupe une place de premier plan dans l’histoire de l’éducation – place paradoxale toutefois, car Érasme fut davantage un théoricien qu’un praticien de l’éducation : il n’accepta des fonctions d’enseignement que pour gagner sa vie, et dès qu’il eut la possibilité de s’en libérer pour se consacrer à l’étude et à l’écriture, il en profita. Exigeant et impatient, Érasme semble avoir difficilement supporté les limites de ses élèves. Dépourvu d’intérêt pour les questions institutionnelles et matérielles, il n’était pas non plus homme à se lancer dans un grand projet de créations d’écoles ou de centres d’enseignement : s’il participa à la fondation du Collège trilingue de Louvain en 1517, c’est en tant qu’homme de réseaux, pour y attirer les meilleurs professeurs, sans se destiner à y enseigner lui-même.

Une confiance dans les capacités d’apprentissage des jeunes

Théoricien de l’éducation, Érasme entendait d’abord proposer des programmes d’études pour enfants, adolescents, jeunes gens, ainsi que quelques principes simples, mais forts. Deux de ses ouvrages parmi les plus connus sont explicitement et principalement consacrés à l’éducation des enfants : le Plan des études (De ratione studii, 1512) qui préconise de manière exigeante la lecture assidue et progressive des auteurs grecs et latins, seul moyen de parvenir à l’aisance dans ces deux langues qui sont pour Érasme les véhicules du savoir ; le Discours sur la nécessité de donner très tôt aux enfants une éducation libérale (Declamatio de pueris statim ac liberaliter instituendis, 1529), où il importe de ne pas se méprendre sur le sens du mot « libérale » : il s’agit de dispenser une éducation qui rende libre, apte à penser par soi-même, de même que les bonae litterae rendent bon, et que les littterae humaniores rendent plus humain.

Plus qu’un programme d’études, le De pueris propose, sous forme d’un discours adressé à un prince allemand adolescent, une véritable anthropologie pédagogique : à la différence des arbres, homines non nascuntur, sed finguntur, c’est-à-dire « on ne naît pas humain, mais l’on est façonné tel », par l’éducation. Érasme insiste sur l’extrême réceptivité de l’enfant, sur les grandes capacités de sa mémoire, sur ses facultés d’apprentissage toujours en éveil. Sans doute y a-t-il une part d’idéalisme dans cette généralisation, mais l’essentiel est dans cette conviction que l’enfant est capable de recevoir le meilleur du savoir humain et, par ce savoir, de devenir lui-même meilleur, plus pleinement humain, et libre.

Il est clair que la vision érasmienne de l’éducation s’applique à une élite. Même si le De ratione studii s’inscrit dans le cadre d’une classe, l’idéal d’Érasme demeure une éducation personnalisée, fondée sur une relation exigeante entre le précepteur et son élève. Le De pueris s’adresse à un jeune prince lui-même bénéficiaire des leçons de l’humaniste allemand Conrad Heresbach. En 1516, à l’attention du jeune Charles de Habsbourg, futur Charles Quint, Érasme publia l’Éducation du prince chrétien pour promouvoir au plus haut niveau ses idées sur le lien entre savoir et vertu, et plus encore son rejet de toute guerre. L’on est loin, évidemment, d’un programme de type scolaire, pour un enseignement de masse.

Quant à la formation intellectuelle des jeunes filles, à la différence de son contemporain espagnol Juan Luis Vives, auteur d’une Éducation de la femme chrétienne (1523), Érasme n’y accorda pas une attention très appuyée : chez lui, l’éducation féminine reste essentiellement morale et pratique, et cette question demeure intimement liée aux problèmes plus généraux du mariage chrétien, comme le montre tel ou tel des Colloques (par exemple La Femme qui se plaint du mariage) ou l’Institution du mariage chrétien (1526). Quoique très admiratif de la science de Margaret More, fille de son ami Thomas More, Érasme considérait comme exceptionnelles les femmes d’un tel niveau de culture, et ne chercha pas à promouvoir une éducation d’élite pour les femmes.

Un ancrage théologique

Au-delà des ouvrages consacrés explicitement aux questions d’éducation, c’est une large partie de l’œuvre d’Érasme qui peut être considérée comme éducative. L’énorme collection des Adages et le recueil des Colloques, œuvres qu’Érasme reprit tout au long de sa vie, sont destinés à fournir aux élèves des modèles de commentaire littéraire, d’argumentation et de réflexion morale pour les premiers, des exemples de discussion latine, à forte teneur morale également mais non sans hardiesse intellectuelle, sur les sujets les plus variés et dans un style souvent enjoué, pour les seconds.

La pensée pédagogique d’Érasme et l’anthropologie qui lui est sous-jacente sont inséparables de sa vision chrétienne du monde. La foi d’Érasme ne se prête pas aux réductions simplificatrices : volontiers critique et irrévérencieux, Érasme – qui était chanoine régulier, certes exclaustré, et prêtre – demeura, à l’heure de la Réforme protestante, fidèle à l’Église catholique.

C’est sur la question théologique de la liberté humaine (thème décidément essentiel chez Érasme) qu’il s’opposa fermement à Martin Luther lors d’une querelle par ouvrages interposés en 1524-1526. Érasme défendit le « libre arbitre » contre l’anthropologie pessimiste de Luther, chez qui la nature humaine est si envahie par le péché qu’il ne subsiste aucun libre arbitre, mais bien plutôt un « serf arbitre ». Chez Érasme, la promotion du savoir n’a de sens que comme condition du progrès de la vertu, du perfectionnement de l’être humain, créé à l’image de Dieu, doué de raison et de liberté.The Conversation

David Gilbert, Directeur du département d’histoire de l’Église, faculté de théologie, Institut catholique de Paris (ICP)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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