Le jour où l’anglais a remplacé le français dans le cœur des Barcelonais

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L’anglais est LA langue internationale que parlent quasiment tous les Barcelonais, aujourd’hui. Et pourtant, il y a 50 ans, c’était le français qui dominait, emblème du chic et du bon goût.

Photo : Clémentine Laurent/Equinox

Si l’on s’adresse à n’importe quel Barcelonais de moins de 40 ans, il est fort à parier qu’il parle à peu près anglais, et ne sait dire que quelques phrases en français, voire aucune. En revanche, la plupart des personnes âgées ne parlent pas du tout anglais, mais savent plus ou moins s’exprimer en français, certains avec une facilité déconcertante. 

L’anglais est aujourd’hui la langue étrangère prioritaire dans toute l’Espagne, et pourtant, il n’y a pas si longtemps, c’était le français qui était de mise. Mais la Transition est passée par là. 

La France et l’Espagne, une histoire de famille

L’histoire “d’amour” entre la France et l’Espagne date d’il y a plus de trois siècles, même s’il serait plus correct de parler “d’histoire de famille”. Le roi d’Espagne, Charles II, meurt en 1700 sans héritier et après la guerre de succession, Philippe de Bourbon, petit-fils du Roi-Soleil, monte sur le trône espagnol. Des liens de famille s’établissent donc entre le roi français et le roi espagnol, et des pactes sont signés qui lient l’Espagne à la France tout au long du XVIIIème et du XIXème siècle. “Et même lorsque les Bourbon n’étaient pas au pouvoir en Espagne ou en France, comme pendant les républiques ou sous Napoléon, ces pactes continuaient à lier la politique française à la politique espagnole”, explique l’historien Pau Moncho. 

Dès le XVIIIème, le français devient donc en Espagne la langue de la cour, une langue noble, de bon goût. Pendant le XIXème siècle et même la première partie du XXème, les intellectuels espagnols continuent d’admirer les institutions de lettres françaises, et savoir lire et parler français est le comble du chic. “Pour les Espagnols, le français était la langue des grands philosophes des Lumières, une langue avec une histoire, une culture, surtout par rapport à l’anglais”, précise Florentina Rodrigo Paredes, docteure en civilisation espagnole contemporaine à l’Université Catholique de Lille. “Les Espagnols ont toujours considéré que les États-Unis étaient un pays qui manquait de racines, d’origines… Le français, quant à lui, a toujours été perçu comme la langue de la culture, des grands philosophes, une langue élégante, chic, en plus d’avoir des racines communes à l’espagnol.” 

anglais français barceloneÉcole française Ferdinand de Lesseps de Barcelone

À l’école, c’est donc le français que les élèves apprennent en premier. D’ailleurs, l’historien espagnol Américo Castro s’indigne, dans les années 1920, que l’on enseigne surtout le français dans le cadre d’une “éducation supérieure féminine”, c’est-à-dire dans l’éducation des jeunes filles des familles bourgeoises. Il s’insurge devant un piètre niveau de français général chez les Espagnols, alors que cette langue pourrait leur servir “pour leurs voyages ou pour les former pour d’éventuelles relations commerciales, scientifiques”, ou simplement pour montrer que les Espagnols sont cultivés à l’international. En 1937, la langue la plus enseignée en Espagne est le français, suivie ensuite de l’anglais puis de l’allemand. 

Le français, une langue chic pour Franco

Durant le franquisme, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Franco maintient l’apprentissage du français à l’école. Alors que la France reste une république aux valeurs bien différentes à celles du régime militaire en Espagne dans les années 1950, les petits Espagnols apprennent toujours le français (en particulier les filles) car il reste le marqueur d’une culture générale élevée. 

Même si Franco rejette la république en place en France, l’Hexagone a tout de même de l’influence sur l’Espagne, notamment le catholicisme libéral français dans les années 1950, ou encore les décisions politiques en faveur de l’économie dans les années 1960. 

La Catalogne ne fait pas exception à la règle, mais le français représente aussi quelque chose d’autre pour les Catalans : les valeurs républicaines et l’ouverture sur l’Europe, explique Montse Porta, de la librairie française Jaimes à Barcelone. 

La montée en force de l’anglais

Mais durant la seconde moitié du XXème siècle, un événement majeur secoue le monde : la guerre froide. La dictature de Franco rejetant le communisme soviétique, et ayant perdu le soutien d’Hitler et de Mussolini, il faut bien se résoudre à pactiser avec les États-Unis, intéressés par la position géographique stratégique de l’Espagne. 

En 1953, les deux pays signent des accords qui feront entrer en Espagne des produits américains, ce qui signe le début du déclin du français face à l’anglais. Mais c’est surtout à partir des années 1970, avec la mort de Franco, que l’Espagne s’ouvre au monde et, indéniablement, à l’anglais. À cette époque en Europe occidentale, les États-Unis sont partout, et l’anglais est la langue des affaires, du commerce, mais aussi de la si idéalisée culture américaine. 

anglais français barceloneRamblas de Barcelone en 1980

Et si le système éducatif est complètement remodelé dans les années 1970 en Espagne, l’anglais devient la première langue vivante surtout parce que les élèves eux-mêmes le préfèrent au français. Javier Barbero Andrés, professeur et spécialiste de la philologie anglaise de l’Université de Cantabrie, explique que dans les années 1970-1980, les enfants sont entourés de produits de la culture américaine, par exemple à la télévision avec des programmes et des produits américains. Pour les jeunes de l’époque, l’anglais représente l’ouverture sur le monde, la sortie de l’isolement de la dictature. Logiquement, l’anglais remplace le français au poste de première langue étudiée. 

L’anglais, la langue de l’ouverture sur le monde

Le nouveau système éducatif renforce l’importance de l’anglais : dans les années 1970-1980, il faut que l’école constitue un CV aux élèves, avec des notions qui leur seront utiles plus tard, contrairement à auparavant lorsque l’éducation servait plutôt à donner une bonne image de culture générale en société. Tout le monde parle anglais dans le monde, alors pour inclure l’Espagne dans le monde, il faut parler anglais. 

anglais français barceloneInstitut Français de Barcelone

De son côté, le français devient seconde langue et décline. “Peut-être que la France n’a pas assez fait attention non plus, à ce moment-là, à conserver ses liens avec les francophones et francophiles de l’étranger”, estime Montse Porta. Si on le considère toujours comme une langue chic, notamment en Catalogne où certains politiques n’hésitent pas à montrer leur maîtrise de la langue de Molière, elle reste aujourd’hui en deuxième place derrière l’anglais. 

L’Espagne est sortie de la “colonisation culturelle américaine” des années 1980, mais l’anglais reste la langue internationale de prestige, pour le commerce, le business, la science, et même le tourisme : à Barcelone, il est impensable pour un commerçant de ne pas maîtriser les bases de l’anglais. Mais les Barcelonais gardent tout de même une certaine affection pour le français, langue proche du catalan, et diffusé encore dans la ville par l’Institut français notamment, ou le Lycée français.

À lire aussi : Comment les Espagnols perçoivent-ils l’accent français ?

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