L’État espagnol possède encore une présence au Maroc. Une situation qui serait intenable si elle procédait de la France.
« En 2022, la France possède encore des territoires issus de ses colonies en Afrique du Nord ». Si cette phrase était véridique, la polémique de la présence française dans un pays du Maghreb serait insoutenable. Pourtant, tranquillement, l’Espagne est en possession de deux enclaves sur le territoire marocain : la ville de Ceuta à environ 18 kilomètres de Gibraltar et la cité de Melilla située sur la partie la plus orientale du Rif Marocain.
Entre le Maroc et l’Algérie, et entre la France et l’Espagne, les histoires sont différentes, comme le rappelle Franz-Olivier Giesbert, qui raconte en détail la décolonisation de l’Algérie voulue par le Général de Gaulle dans son ouvrage Histoire intime de la 5ème République paru chez Gallimard. « La décolonisation française s’est globalement bien déroulée et dans la paix que ce soit dans des grands pays africains comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal ou le Bénin. Mais aussi au Maghreb que ce soit au Maroc ou en Tunisie » explique à Equinox l’éditorialiste du Point. Avant d’ajouter que « le choc entre les gaullistes attachés à l’Algérie française d’une part, et les radicaux du Front National de Libération (FNL) d’autres part ont conduit à une situation très compliquée ».
Franz-Olivier Giesbert
Il existe en effet une singularité algérienne, où l’expérience coloniale fut poussée à son paroxysme. L’Algérie est le seul territoire qui fut découpé administrativement en département français et où un ersatz de droit de vote universel a été mis en place pour les Français comme pour les Algériens. Sauf que « le vote d’un français valait 7 fois plus que celui d’un arabe », souligne FOG.
Pour autant, le traumatisme de la colonisation en Algérie est-elle unilatéralement de la responsabilité française ? Pas du tout, défend Franz-Olivier Giesbert. Si le FLN n’avait pas été un acteur de la décolonisation, et si il n’était pas encore au pouvoir 60 ans plus tard, on n’en serait pas là. « Aujourd’hui et depuis le départ de la France, le pouvoir algérien pour masquer son impéritie continue de galvaniser le nationalisme et de créer un sentiment anti-français« , sentence l’éditorialiste. « D’ailleurs c’est parce que l’Algérie possède du pétrole qu’elle a tendance a être plus corrompue que le Maroc », conclut Giesbert.
Une guerre civile dramatique, un passé magnifié, et un gouvernement algérien hostile sont les trois grands marqueurs différentiels entre l’Algérie et le Maroc. La France a aussi laissé son empreinte plus profonde. « Les écoles françaises ont forcé les petits Algériens musulmans à dire que leurs ancêtres étaient Gaulois », s’agace dans son livre le journaliste. L’Espagne, comme l’Angleterre se sont contentés d’occuper les lieux, en permettant aux communautés de vivre les unes à côté des autres sans tenter une assimilation.
Un début d’explication pour comprendre l’actuelle présence espagnole dans l’enclave marocaine. En 2022, peut-on encore parler de colonisation ? Les entreprises de Ceuta embauchent des Marocains et les rémunèrent avec des salaires alignés sur la moyenne européenne, beaucoup d’entre eux passant d’ailleurs la frontière régulièrement pour travailler sur le territoire espagnol.
Ceuta
A Ceuta et Melia, les institutions sont exclusivement espagnoles et l’on vote dans le cadre du système électoral national. Les présidents des conseils régionaux de ces villes appartiennent au Partido Popular et Ciudadanos, les deux mouvements politiques traditionnels de la droite espagnole. Difficile, de ce point de vue, de ne pas sentir la saveur nostalgique d’une présence coloniale.
Territoires espagnols depuis cinq siècles
Pour autant, les autorités espagnoles s’en défendent en convoquant l’Histoire. Melilla a été conquise par l’Espagne bien avant la grande colonisation européenne du Maghreb. Si l’Algérie a été prise par la France en 1830, les premiers Espagnols sont arrivés à Melilla en 1497 dans le prolongement de la Reconquista qui consistait à expulser les musulmans de la péninsule ibérique. Ceuta, au XVIe siècle, était portugaise. En 1580, Philippe II d’Espagne devint roi du Portugal, la ville passa alors dans le giron espagnol.
Au XIXe siècle le débat s’est agité pour déterminer si Ceuta et Melilla étaient des colonies ou des territoires véritablement espagnols. Quatre commissions d’enquête ont été ouvertes par le Parlement espagnol. Aux termes de celles-ci, la décision fut prise de céder les enclaves. Opération avortée en raison de la guerre hispano-marocaine de 1859. Une époque qui correspond à la grande campagne européenne de colonisation. L’Espagne utilisa alors ces deux petites villes pour pénétrer dans le continent nord-africain.
En 1898, Madrid perd quasiment toutes ses colonies, sauf Ceuta et Melilla. Du coup, les colons invités à quitter les villes nouvellement indépendantes s’installent massivement à Ceuta et Melilla. Quand le Maroc devient indépendant en 1956, les deux villes restent espagnoles en vertu de leur appartenance antérieure à l’Espagne et malgré l’opposition du monde arabe et de l’URSS qui saisiront l’ONU. Le général Franco entretenait de très bonnes relations avec les Etats-Unis, qui voyaient dans la dictature un excellent rempart contre le communisme en Europe.
Aujourd’hui encore, hors de question pour l’Espagne de se retirer de ces villes, malgré les demandes répétées de Rabat. Il faut dire que ces enclaves sont au cœur du défi migratoire en Europe. A chaque crise diplomatique entre l’Espagne et le Maroc (la dernière datant de moins d’un an), en représailles, le royaume de Mohamed VI relâche la surveillance à ses frontières et les deux villes sont assiégées de milliers de jeunes clandestins tentant leur chance vers le soi-disant Eldorado européen.
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