La réforme du droit du travail proposée par la ministre communiste Yolanda Diaz et le gouvernement conduit par le socialiste Pedro Sanchez a été publiée au Journal officiel au mois de décembre. Elle doit à présent être approuvée par le Parlement, ce qui, à ce jour, est encore incertain.
Cette réforme est le produit d’un accord historique conclu après des mois de négociations entre le gouvernement, les représentations patronales CEOE (Confédération espagnole des entreprises) et CEPYME (Confédération espagnole des PME), et les syndicats CCOO (Confédération syndicale des commissions ouvrières) et UGT (Union générale des travailleurs). L’adoption de ce texte paraît nécessaire au vu des difficultés auxquelles sont confrontés les Espagnols – et, spécialement, les plus jeunes d’entre eux – sur le marché de l’emploi.
Promouvoir les CDI au détriment des contrats de courte durée
La réforme propose plusieurs mesures fortes : réduction du nombre des CDD et des temps partiels ; impossibilité de licencier une personne pour absentéisme ou maladie ; et hausse des indemnités de licenciement afin de limiter la précarité et d’assurer un traitement plus « juste » des personnes tout au long de leur vie professionnelle.
L’approche, ici, vise clairement à remettre en cause la réforme mise en place en 2012 par le gouvernement de droite de Mariano Rajoy, qui augmentait nettement la flexibilité et facilitait la procédure de licenciement.
Au sein de la jeunesse espagnole, on observe des taux parmi les plus élevés en Europe de « Neet » (Not in employment, education or training, en français : personnes sans emploi, ne suivant ni études ni formation). Les CDD, les contrats courts, les temps partiels et la précarité sont le lot d’une grande partie des jeunes Espagnols, qui éprouvent de grandes difficultés (qu’ils soient diplômés ou pas) à trouver une place dans la société.
Depuis 2008, la jeunesse espagnole souffre d’un manque de perspectives croissant. Le taux de chômage des jeunes est démesuré : il a grimpé jusqu’à 26 % des 20-29 ans en 2020.
Certains des jeunes que nous avons interviewés dans nos enquêtes en 2018 allaient jusqu’à s’autofinancer pour acquérir une expérience professionnelle, c’est-à-dire qu’ils payaient pour travailler. Une partie faisait le choix d’émigrer en Europe (plus de 700 000 Espagnols, majoritairement des jeunes, entre 2008 et 2012). Si certains (essentiellement les diplômés avec une grande employabilité, comme les ingénieurs) ont connu le succès, ils ont été nombreux à rentrer en situation d’échec : faire des ménages et/ou travailler sans être déclarés et mal vivre à l’étranger, cela n’en valait pas la peine.
Dans le projet réforme actuellement en cours d’examen, le contrat « à la tâche », d’une flexibilité totale et qui pouvait durer jusqu’à trois ans, est désormais supprimé. De même, le CDD est limité à 18 mois sur une période de 24 mois : au-delà, il deviendra un CDI, l’objectif affiché étant de développer le CDI. Le CDI est appelé à devenir la norme, et le CDD ne pourra être utilisé que dans des circonstances spécifiques (besoins de la production, remplacement d’un travailleur, conservation d’un poste de travail).
Faciliter l’accès au logement
Les problèmes des nouvelles générations tiennent à une double difficulté : il est très compliqué de trouver un emploi stable, mais aussi d’accéder à un logement personnel.
La jeunesse espagnole, parfois traitée frivolement de « millennials », soupçonnée de ne pas avoir envie de travailler, accusée de vivre dans l’immédiateté, a subi et supporté beaucoup, sans la contrepartie qui lui aurait permis de se faire une place dans la société.
Les jeunes Espagnols, souvent bloqués au domicile familial qu’ils n’ont pas les moyens de quitter, sont réputés constituer l’un des taux de « Tanguys » les plus élevés d’Europe.
Jusqu’en 2008, la tradition ibérique de l’accès à la propriété incitait les jeunes à demeurer longtemps au domicile parental. Ils économisaient à travers un compte épargne logement et contractaient un emprunt hypothécaire sur le long terme – parfois 40 ans ! –, ce qui leur permettait, à terme, d’accéder à la propriété, dans un pays où plus de 75 % des habitants sont propriétaires de leur logement. Après 2008 et la crise immobilière, cet objectif est devenu impossible à atteindre, les banques n’accordant plus de crédits hypothécaires comme auparavant. Le séjour, même prolongé, chez les parents ne permettait plus de viser l’horizon de la propriété immobilière.
Ces dernières années, la location et la colocation ont connu plus de succès chez les jeunes, comme seuls moyens de prendre un peu d’envol, mais les prix ont également flambé. Le coût du logement pèse de plus de 40 % sur leur budget, atteignant parfois jusqu’à 60 %. Conséquence : ils sont nombreux à se résoudre à rester chez leurs parents, sans avoir les moyens de se projeter dans l’avenir, tandis que dans d’autres pays, le retour au nid augmente.
🇪🇸 En Espagne, la grande réforme du #logement se heurte à un mur https://t.co/WV08QXywoc
— Libération (@libe) October 12, 2021
En Espagne, certains n’ont même pas la possibilité de revenir chez les parents, car le départ n’a pas eu lieu. Cette jeunesse apparaît désabusée, voire fataliste. Depuis les Indignés en 2011, elle n’a pas organisé de grands mouvements de protestation, et les syndicats étudiants se caractérisent par un silence notable et une quasi-absence publique. L’une des explications tient au fait qu’en Espagne la politique de l’État-providence est familialiste : les jeunes comptent moins sur les aides de l’État que, par exemple, les jeunes Français et leurs syndicats.
Une situation encore aggravée par la crise sanitaire
Le Covid a mis en relief les souffrances de la jeunesse. La solitude, l’incertitude, les problèmes de santé mentale et l’impossibilité d’une projection dans l’avenir se sont aggravés.
La jeunesse espagnole ne va pas bien. Oui, elle continue à pratiquer « el botellon » (ces réunions massives de jeunes dans l’espace public pour consommer des boissons alcoolisées, écouter de la musique et s’enivrer), à se mélanger avec les autres générations et à se regrouper, ce qui d’ailleurs lui permet de « tenir », mais l’avenir est perçu comme bloqué, sans issue ou, au mieux, incertain. Ces jeunes ne voient pas à quel moment ils pourront enfin trouver les moyens de construire leur vie. Le taux de fécondité espagnol compte parmi les plus bas d’Europe, ce qui se comprend dans un contexte où les politiques de l’État en faveur de la jeunesse et des familles sont faibles.
La jeunesse a besoin de perspectives et de pouvoir se projeter dans l’avenir. La réforme proposée par Yolanda Diaz et par le gouvernement vise en outre une plus grande égalité entre les femmes (elles sont les grandes perdantes des temps partiels et de la précarité) et les hommes, et entre les générations. L’accepter permettrait à la jeunesse de croire de nouveau à un monde des possibles : emploi, logement et une vie à soi. Les partis politiques semblent peu enclins à la ratifier fin janvier (le gouvernement cherche actuellement pour cela à s’assurer du soutien de la Gauche républicaine de Catalogne (ERC) et des nationalistes basques de PNV) ; les jeunes se mobiliseront-ils ?
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Article de
rofesseure de sociologie à l’Université Le Havre Normandie.Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.