En 2016, Adrià Ballester (26 ans) a lancé un projet atypique à Barcelone nommé « Free conversation ». Le mouvement consiste à offrir des discussions gratuites à des inconnus. Pour cela, le Barcelonais installe chaque semaine deux chaises et une table au pied de l’Arc de Triomf et offre un moment de conversation et d’écoute aux personnes qui osent s’asseoir face à lui.
Comment vous est venue l’idée de créer « Free Conversation » ?
L’idée m’est venue en 2016, après avoir traversé une époque assez difficile de ma vie. J’avais quitté mon emploi et mon quotidien devenait de moins en moins supportable. Pour passer le temps, j’errais dans les rues de Barcelone, puis je me suis retrouvé sur les hauteurs de la ville. Ce jour-là, il faisait très froid et le temps était très humide. Je contemplais toute l’étendue de la cité, avec de la musique dans les oreilles et des idées obscures dans ma tête. Puis, un homme assez âgé, qui se baladait dans le coin, a commencé à me parler et grâce à cette discussion, je me suis senti mieux.
À ce moment-là, j’ai réalisé que discuter avec des personnes que l’on ne connaît pas pouvait avoir des effets thérapeutiques. J’ai alors commencé à organiser des discussions gratuites autour d’une table que j’installais près de l’Arc de Triomf. Je trouve que c’est merveilleux que les gens puissent avoir un endroit d’expression et d’écoute sans être jugé.
Pourquoi avoir choisi l’Arc de Triomf pour mettre en œuvre cette initiative ?
C’est une zone très fréquentée et pleine de vie. On ne dérange pas dans ce lieu, car l’on croise de nombreux artistes de rue près du monument.
Organisez-vous des « Free conversations » dans d’autres langues que l’espagnol ou le catalan ?
Oui. Les conversations sont déclinées en 3 langues différentes : en catalan, qui est ma langue maternelle, en castillan et enfin en anglais.
Comment les gens réagissent-ils à votre initiative ? Est-ce qu’ils se confient facilement quand ils vous parlent ?
Au début, les passants sont toujours intrigués de voir un personne assise seule en pleine rue, avec une pancarte « Free conversation ». Je vois à travers leur regard leur interrogation. J’ai aussi remarqué que beaucoup de gens ont honte de prendre place pour discuter avec moi, ce qui est tout à fait normal, mais, une fois que l’on brise la glace, les personnes sont contentes d’avoir pu échanger avec un inconnu. Il y a un côté cathartique indéniable.
Selon vous, quels sont les bienfaits de parler à un inconnu ?
Parler à un inconnu te permet de te confier sans redouter d’être jugé. Ils ne connaissent pas tes parents, ta famille, tes amis. Parfois, tu parles avec des personnes que tu ne reverras plus jamais donc les gens ont tendance à raconter des choses très personnelles, voire intimes, qu’ils ne peuvent pas forcément partager avec leur entourage. Cela me fascine toujours de voir le pouvoir d’une discussion avec un inconnu.
Quel est le profil des Barcelonais qui viennent le plus vous parler ?
La majorité d’entre eux ont entre 35 et 40 ans, hommes et femmes confondus. Depuis 2016, environ 1.400 personnes se sont confiées à moi. Je n’aurais jamais imaginé avoir un tel impact. Maintenant, nous sommes 30 volontaires et de plus en plus de gens rejoignent le mouvement.
Photo : Adrià BallesterQuelles sont les histoires racontées par ces inconnus qui vous ont le plus marqué ?
La première histoire qui m’a bouleversé est celle d’une dame qui a survécu au camp de concentration durant la Seconde Guerre mondiale. Elle m’a raconté comment cette expérience a affecté sa vie, comment était son quotidien dans le camp et la chance qu’elle a eu d’y survivre.
La seconde histoire est celle d’un comptable qui n’appréciait pas son travail. Il a exercé cette profession pendant des années pour les besoins de sa famille. Un jour, ce monsieur est entré dans une grande dépression. Il me racontait qu’il n’avait plus assez de force pour se lever du lit ou sortir de chez lui. Il a commencé à dessiner, car c’est une personne très créative. Sa compagne de l’époque a commencé à se faire tatouer ses dessins qu’elle trouvait très aboutis. De fil en aiguille, cet homme a continué à dessiner et a fini par devenir un tatoueur très réputé. Sa vie a paradoxalement changé dans le bon sens grâce à sa dépression. J’aime beaucoup cette histoire, car elle est très simple et porteuse d’espoir. Si une personne n’est pas heureuse à cause de son travail, ou pour d’autres raisons, elle peut toujours trouver une solution afin de changer de vie et de renouer avec le bonheur.
Désormais, plusieurs volontaires vous relaient au pied de l’Arc de Triomf, pensiez-vous que l’initiative allait autant marcher ?
En 2016, je ne pensais pas que le mouvement allait prendre une telle ampleur. Je posais mes deux chaises et ma table dans la rue chaque semaine et au fil du temps, les gens étaient de plus en plus nombreux. J’ai donc eu besoin de créer l’association « Free Conversation » pour poursuivre cette initiative de manière légale. Aujourd’hui, nous sommes une trentaine de volontaires à proposer un des discussions gratuites. Nous avons mis en place un appel aux dons dans l’espoir de continuer encore longtemps ce projet qui vise à redonner le sourire aux Barcelonais.
Quel message voulez-vous faire passer à travers ce mouvement ?
J’incite les gens à être ensemble, à parler entre eux. Nous devons sortir et partager des moments avec nos amis, notre famille, et même avec des inconnus. Nous vivons dans une société où les moyens de communication sont omniprésents, mais nous ne sommes presque plus capables de parler à nos voisins ou à des personnes dans la rue. Free Conversation est une sorte de révolution par la parole, qui, je l’espère, insuffle de l’espoir aux personnes osant participer au mouvement.