Depuis le milieu du XIXe siècle jusque dans les années 1950, Barcelone était l’une des capitales de la corrida en Espagne. Difficile à imaginer lorsque l’on sait que le parlement catalan a tenté d’abolir la tradition en 2010 au terme d’un débat entre respect des animaux et identité culturelle.
La corrida à Barcelone : retour sur cet aspect méconnu de la capitale catalane, avec Florence Siguret, guide française de référence à Barcelona Autrement.
Les spectacles ou combats mettant en scène des taureaux étaient une pratique présente dans l’ensemble du bassin méditerranéen depuis l’Antiquité. Avec le temps, la passion pour la tauromachie (sous toutes ses formes) s’est réduite surtout au sud de la France et à l’ensemble de la péninsule ibérique.
En Catalogne, les premiers témoignages écrits datent du Moyen-Âge. Pour célébrer certains événements, on organisait des spectacles avec des taureaux : sous Joan I au XVIe siècle et plus tard, en 1601, pour fêter la naissance de la première fille de Felipe III. Mais ce sera surtout entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XXe siècle que la corrida va connaître son âge d’or. Dans tout le pays, la nouvelle bourgeoisie issue du monde industriel veut avoir accès à de grands spectacles pour se divertir : dans les villes, les plazas de toros (les arènes) poussent comme des champignons, en même temps que les opéras.
Le boom de la corrida en Catalogne
En Catalogne, moteur économique de l’Espagne pendant la révolution industrielle, la corrida va connaître un succès fulgurant. En effet, dès 1834, on inaugure la toute première arène de la ville, connue sous le nom d’El Torín. La capitale catalane est encore fortifiée, l’Eixample n’existe pas, El Torín sera donc placé dans le quartier de la Barceloneta. Quelques années plus tard, en 1847, le Teatre del Liceu, l’opéra de Barcelone, ouvre ses portes pour satisfaire les exigences culturelles du moment.
En 1835, une corrida à Barcelone tourne mal et engendre un grand mouvement de révolte sociale et anticléricale. Les corridas sont désormais suspendues, jusqu’en 1855 lorsque El Torín reprend du service. Pendant ce temps-là, d’autres villes catalanes (et souvent industrielles) se dotent elles aussi de plazas de toros : Olot, Tortosa, Tarragone. Quelques dizaines d’années plus tard, Gérone, Figueres, Caldes de Montbui et Mataró font de même. La corrida attire les foules en Catalogne.
À la fin du XIXe siècle, la bourgeoisie barcelonaise veut des arènes dans ce nouveau quartier moderne qui dessine une grille incroyablement régulière dans la plaine de Barcelone, l’Eixample. C’est à l’extrémité sud de la Gran Via que l’on va inaugurer en 1900, Las Arenas, la piste de sable de la plaça d’Espanya. Comme nous le rappelle la journaliste Inma Santos, c’est une merveille du style néo-mudéjar, œuvre du Catalan August Font i Carreras. Forte de ses près de 15.000 spectateurs, on l’utilisera très vite pour d’autres types de spectacles très en vogue à l’époque : des combats, aussi, mais de boxe ou de la lutte. Et puis comme cela ne suffit pas, en 1914, une nouvelle arène, El Sport, accueillera les amateurs de tauromachie, rebaptisée 2 ans plus tard La Monumental, suite à son agrandissement pour accueillir 24 000 spectateurs.
Au moment de son inauguration en 1914, Barcelone est la seule ville espagnole qui compte autant d’arènes en activité : El Torín, Las Arenas et La Monumental. Un record ! Même si les arènes de la Barceloneta sont en déclin, la passion continue. La Monumental va se convertir en l’une des plus prestigieuses arènes d’Espagne, aux côtés de Las Ventas de Madrid ou La Maestranza de Séville.
La MonumentalOn y importe autant, voire plus de taureaux que les villes traditionnelles auxquelles on lie la corrida : Cadiz, Séville, Puerto de Santa Maria. Seule Madrid dépasse parfois Barcelone. La capitale catalane devient l’une des villes les plus importantes du monde taurin, en témoignent les 45 revues consacrées à la tauromachie qui y ont vu le jour entre 1914 et 1927. De plus, les arènes de Barcelone passent des contrats avec les meilleurs toreros du pays, c’est dire l’exigence des amateurs.
La guerre civile va imposer une courte trêve avec néanmoins quelques corridas organisées à La Monumental au profit des combattants républicains. Après la guerre, dès 1939, la saison des corridas reprend pleinement, il y a un vrai regain d’intérêt et certains fils d’ouvriers déracinés vont voir les taureaux comme un moyen de s’élever socialement. Oriol Maspons a su capter cette ferveur à travers ses photographies de jeunes s’exerçant aux passes avec le fameux capote.
Photo : Oriol Maspons
Dans les années 1950, le public des corridas va changer. Avec l’éclosion du tourisme, de plus en plus d’étrangers choisissent l’Espagne pour leurs vacances, promesse de soleil, de plages, de prix modestes et d’exotisme. Pour satisfaire les attentes de cette nouvelle clientèle, de nouvelles arènes vont voir le jour, à proximité de la Costa Brava, dans la province de Gérone.
À Barcelone, comme nous le montre cette affiche, la corrida fait pleinement partie du programme des festivités de la Mercè.
La corrida à Barcelone : de la passion à l’interdiction
Dans les années 1950, on démolit el Torín qui avait fermé ses portes en 1923 (à son emplacement, on trouve actuellement le siège de l’entreprise Gas Natural, anciennement La Catalana de Gas). Depuis lors, la ville ne compte plus que deux arènes, et Las Arenas de la plaça Espanya organisent leur dernière corrida en 1977. Pourtant, dans les années 1970, Barcelone reste la 8ème province du pays en termes de nombre de corridas programmées.
Plus tard, l’interdiction de construire de nouvelles arènes, ou d’utiliser des arènes démontables ajoutée à l’interdiction d’accès aux corridas pour les enfants de moins de 14 ans font que peu à peu, l’activité va décliner. De plus, un mouvement anti-corrida va naître et pousser certaines villes ou communautés autonomes à prendre position. Tossa de Mar fait parler d’elle dès 1989, puis en 1991, ce sont les Canaries qui deviennent la première communauté autonome à interdire la corrida, au nom de la protection des animaux domestiques. Barcelone se déclare “ville opposée à la corrida” depuis 2004.
À la fin des années 2000, le débat est intense entre pros et opposants à la corrida. Les défenseurs des spectacles avec mise à mort du taureau revendiquent la tradition et la noblesse du spectacle, au cours duquel le taureau est selon eux, extrêmement respecté. De plus, les pro-corridas dénoncent une instrumentalisation politique du débat : selon un membre du Partido Popular de l’époque, Rafael Luna, les opposants à la corrida se cachent derrière l’argument de la défense animale pour faire oublier que c’est un élément culturel que la Catalogne partage avec le reste de l’Espagne. Il y aurait donc un argument identitaire derrière cette loi, dans un contexte politique plutôt tendu face au pouvoir central à Madrid.
Les anti-corridas, eux, revendiquent clairement le bien-être animal, sous le slogan “la tortura no es cultura” (“la torture, ce n’est pas de la culture”). Selon eux, la corrida reste un acte de cruauté où le taureau n’a aucune chance de s’en sortir. Cependant, on peut se demander pourquoi la plateforme “Prou!” (“Assez !”) qui rassemblait le mouvement anti-corrida n’a pas inclus dans ses revendications l’arrêt des traditions catalanes comme le correbou ou le bou embolat qui mettent en scène des taureaux malmenés et qui peuvent aller jusqu’à mourir.
Finalement le parlement catalan interdit la corrida dans toute la Catalogne à compter du 1er janvier 2012, une décision qui sera annulée par le Tribunal Constitutionnel quelques années plus tard, en 2016. La corrida étant classée au patrimoine immatériel de l’État espagnol, ce dernier est le seul à pouvoir légiférer sur son existence ou non. Les communautés autonomes, elles, conservent le droit de réguler l’activité.
Il est donc possible et tout à fait légal, aujourd’hui, d’organiser une corrida en Catalogne. La plupart des arènes ayant disparu ou ayant été reconverties, la seule ville capable d’organiser de nouveau une corrida serait Barcelone, qui dispose encore la Monumental dans sa configuration d’origine. Cependant son propriétaire, le groupe Balaña, ne s’y risque pas : tout d’abord, l’engouement autour de la corrida a plongé de 43% depuis 2010 et la jeune génération fait passer le bien-être animal avant la tradition. À part pour quelques touristes en quête d’exotisme, ce serait à peine rentable d’organiser ce type d’événement. De plus, après la décision du parlement catalan, même annulée, il serait plutôt malvenu pour les affaires du groupe, propriétaire de nombreux théâtres et cinémas. Le sujet risquerait d’entacher l’image des Balaña.
Après avoir été au cœur de l’actualité taurine, Barcelone a donc définitivement tourné le dos à la corrida. Pour les défenseurs de la cause animale, il reste à s’attaquer aux correbous en tous genres qui persécutent encore les taureaux. Mais là, le sujet est plus sensible, la tradition étant profondément enracinée en Catalogne.