Les généraux de Gaulle et Franco se sont rencontrés officiellement à Madrid, en pleine dictature espagnole. Retour sur une page d’histoire.
Lundi 8 juin 1970. Il reste un peu moins de cinq ans de pouvoir au Général Franco en Espagne avant de s’éteindre dans son lit. Dans la cour du palais du Pardo, dans la banlieue au nord de Madrid, pénètre une DS noire aux plaques d’immatriculation françaises. Elle a pour passagers le général de Gaulle et son épouse. L’ancien président de la République vient rendre visite au général Franco, chef de l’État espagnol depuis 1939.
Boycotté par une grande partie du monde, le régime franquiste reçoit son hôte avec un ton solennel. L’ambassadeur de France de l’époque Robert Gillet est également de la partie. L’occasion de serrer la main du ministre des Affaires étrangères espagnol López-Bravo.
L’entrevue entre les deux généraux aura lieu dans le bureau du « Caudillo ». Face à un De Gaulle massif et en bonne forme se tient un Franco fragile, atteint de la maladie de Parkinson et d’un syndrome dépressif. Franco ne parlant pas plus le français que De Gaulle le castillan, c’est le diplomate Máximo Cajal, futur ambassadeur à Paris, qui servira d’interprète.
L’entretien portera sur les grands thèmes d’actualité du moment : la guerre du Vietnam, les relations entre les Etats-Unis et l’URSS et le conflit israélo-palestinien. De Gaulle lance de grandes tirades, tandis que Franco très malade répond à peine. Dans son autobiographie, la fille du dictateur Carmen Franco écrira : « Au début, il (Franco) n’aimait pas beaucoup de Gaulle. Mais à la fin, après la visite que celui-ci lui a rendue à Madrid, il l’a apprécié car c’était un général. Toutefois, son préféré était le maréchal Pétain, qui avait été ambassadeur en Espagne et était devenu très ami de Maman ».
De Gaulle commentera sa visite ainsi : « Franco est encore lucide. C’est un homme intelligent, d’un esprit très fin. Mais c’est maintenant un grand vieillard. Je comprends un peu l’espagnol et je l’aurais sûrement compris s’il s’était exprimé plus clairement. Heureusement, l’interprète était là. On m’avait donné quelques indications sur son état de santé avant de partir de France, je n’ai donc pas été surpris. Je me suis dit seulement que j’avais bien fait de quitter le pouvoir avant. »
Entretien polémique
En France et dans le monde, cette rencontre sèmera un mélange de stupeur, incompréhension et indignation. Franco, dictateur depuis une triple décennie, reste du point de vue des démocrates le grand allié de Mussolini et d’Hitler. Dans une Espagne où les partis politiques sont interdits et la presse censurée, la visite du général de Gaulle apporte une certaine caution morale au régime. L’ancien ministre de la culture du général, André Malraux, écrira dans sa biographie que « s’il avait continué de siéger au gouvernement, il aurait donné sa démission à l’annonce de cette entrevue ». Il faut dire que Malraux a combattu en Espagne contre les franquistes au sein des Brigades internationales. François Mauriac s’est déclaré « glacé » par la visite de De Gaulle.
Pourtant, cette rencontre n’est ni due au hasard, ni à un coup de tête. De Gaulle s’est toujours montré compréhensif avec le régime franquiste. Dans ses Mémoires d’espoir, il écrira : « le gouvernement du général Franco veut sortir de I’isolement où il a été placé, soit de son fait, soit de celui des autres, en raison de la guerre civile, puis d’épisodes de guerre mondiale. Au reste, la paix rétablie à l’intérieur et maintenue à l’extérieur permet à l’Espagne moderne de mettre en valeur ses ressources et ses capacités. La nature des choses implique qu’elle les conjugue avec celles de la France voisine et complémentaire ».
En 1965, le ministre de la Marine espagnole, l’amiral Pedro Nieto Antúnez, s’est entendu dire par De Gaulle : « transmettez au général Franco ma profonde admiration pour le grand rôle historique qu’il a joué et pour tout ce qu’il fait actuellement pour l’Espagne ». Ce n’est pas pour autant qu’il faudrait croire que De Gaulle était un homme aux idées proches de l’extrême-droite. Il possédait une doctrine claire. « Seules les nations existent, les régimes politiques constituant des épiphénomènes transitoires sur lesquels il ne s’estime pas tenu de formuler un jugement » comme l’écrit le journaliste Michel Richard dans son livre « incroyables rencontres » aux éditions Taillandier Le Point. Par exemple, De Gaulle ne critiqua pas Staline lors de sa visite à Moscou en décembre 1944, reconnaissant le rôle joué par les soviétiques contre les nazis.
D’un point de vue beaucoup plus personnel, De Gaulle voulait côtoyer tous les grands de ce monde, et tout dictateur soit-il Franco n’échappa à la règle. D’ailleurs, l’homme de Colombey devait ensuite se rendre à Pékin pour rencontrer un autre dirigeant sulfureux : Mao Zedong. La mort du général empêcha le projet d’aboutir. De fait, son dernier voyage officiel fut sa rencontre avec Franco.