Il a disparu de Barcelone, puis est revenu. Il a tué l’un des plus grands maîtres de l’architecture au monde. L’une de ses lignes mythiques monte encore aujourd’hui jusqu’au Tibidabo. C’est indéniable : même si le tramway que l’on connaît aujourd’hui n’a rien à voir avec celui d’hier, il a marqué l’histoire et les rues de Barcelone.
Son coup de sifflet si caractéristique a marqué l’oreille de générations de Barcelonais, ses rails en ont marqué les rues. Le tramway fait partie de l’un de ces fantômes de la capitale catalane qui ne le sont pas vraiment. C’est une image que l’on a tout de suite en tête lorsqu’on imagine la ville il y a cent ans, figée, comme si le tram n’était plus qu’un lointain souvenir. Et pourtant, il existe toujours, bien que très différent de son prédécesseur.
Pas de rails, mais des chevaux
Par une chaude journée de fin juin 1872, une sorte d’omnibus fait son entrée à Barcelone. C’est le premier tramway à circuler dans la ville, un an après avoir conquis Madrid. Mais il ne ressemble pas à l’idée que l’on se fait aujourd’hui du tramway : il n’avance pas sur des rails, grâce à une traction à vapeur ou électrique, mais bien tiré par des chevaux.
Photo : Passeig de GràciaLe tout nouveau moyen de transport passe d’abord par la Pla de la Boqueria, la Rambla, Passeig et Major de Gràcia ; mais ses lignes s’étendent vite et il atteint la Barceloneta, à mesure que Barcelone grandit.
Un monstre de métal qui effraye les Barcelonais
Si le tramway s’avère être bien pratique pour se déplacer en ville, il ne fait pas l’unanimité parmi les habitants : durant plusieurs années, ce moyen de transport fait peur aux Barcelonais. À l’heure où l’on se déplace encore à pied dans la ville, ou dans des voitures personnelles tirées par des chevaux, le tramway et sa vitesse font craindre des accidents.
À chaque incident, des émeutes éclatent. En 1879, la mort d’un enfant renversé par un tram, dans le Clot, provoque d’importantes manifestations et la ligne est même surnommée « La Guillotine ».
Un ticket acheté, un billet de loto à la clef
Face aux craintes des Barcelonais, les compagnies de tramway rivalisent d’ingéniosité pour rassurer et séduire la population. L’une de leurs stratégies marketing : transformer les tickets en images à collectionner, ou bien même en y inscrivant un numéro de loterie avec un prix à gagner chaque mois. Et le plan fonctionne : malgré la méfiance encore bien présente, le tramway s’installe durablement à Barcelone.
Par ailleurs, en 1888, l’Exposition universelle qui se tient dans la cité comtale pousse encore plus au développement du moyen de transport, qui entre de plus en plus dans le décor barcelonais. Le tramway électrique, comme on le connaît aujourd’hui, fait son apparition en 1899 à Barcelone. Mais là encore, il ne convainc pas tout le monde, notamment car ses fils électriques enlaidiraient les rues selon certains.
Interdit de fumer, le tollé
En 1903, le maire de Barcelone de l’époque, Josep Monegal, prend une décision que l’on pourrait considérer aujourd’hui comme avant-gardiste : il interdit de fumer (et de cracher) dans les tramways, pour des raisons d’hygiène. Mais à une époque où le tabac est présent partout, la mesure provoque un véritable tollé chez les Barcelonais.
Photo fournie par Jordi Font-AgustíGaudí a-t-il été poussé sous le tramway ?
C’est l’un des faits les plus connus sur le tramway de Barcelone : il a provoqué la mort du célébrissime architecte Antoni Gaudí, renversé le 7 juin 1926 alors qu’il se rendait à la messe. Mais les circonstances de sa mort restent encore floues, et pour certains, il ne s’agirait peut-être pas d’un accident. Pour Josep Moya-Angeler, journaliste et auteur de l’ouvrage El problema es Gaudí, l’architecte aurait tout à fait pu être poussé. Pour étayer sa thèse, il assure que Gaudí était encore très agile pour son âge et connaissait parfaitement son chemin (entre la Carrer de Bailèn, la Carrer de Girona et la Gran Via de les Corts Catalanes). Il possédait également des ennemis, étant donné son caractère indomptable ; pour lui, l’assassinat est une possibilité.
Sa théorie ne fait pas l’unanimité : pour Ana María Ferrin, auteure de plusieurs biographies de l’architecte, il s’agit bien d’un accident. « Il aimait beaucoup marcher et il était conscient qu’il marchait au milieu de la rue, il faisait même face aux conducteurs qui le klaxonnaient », explique-t-elle à La Vanguardia.
Tourné en dérision
Même s’il devient un moyen de transport-phare de la ville, les Barcelonais n’hésitent pas à en pointer du doigt les défauts et à le tourner en dérision. Pour certains, le tramway est trop lent ; pour d’autres, trop rapide.
Photo fournie par Jordi Font-Agustí Photo fournie par Jordi Font-Agustí Photo fournie par Jordi Font-AgustíDes dessins de presse et caricatures sont le témoin, aujourd’hui, de la relation si particulière qui unissait les habitants à leur tramway. Car qui aime bien, châtie bien.
Le perroquet du tramway
Dans son livre Los secretos de los barrios de Barcelona, le journaliste et écrivain José Luis Caballero explique qu’en 1957, le propriétaire du bar La Licorera (Carrer del Taulat, Poble Nou) se voit offrir un perroquet de Guinée. L’établissement fait face à un arrêt de tramway, et en conséquence, le coup de sifflet du chef de ligne (qui indique que le tram repart) résonne tous les jours dans le bar. On imagine aisément la suite : le perroquet mémorise le sifflement, se met à le reproduire et les conducteurs, pensant qu’il s’agit du signal du chef de ligne, repartent plus tôt que prévu, abandonnant passagers et même employés de la ligne. Après les plaintes de ceux-ci, le propriétaire du « perroquet du 36 » (du numéro de l’arrêt de tramway) s’est vu obligé à enfermer l’animal dans sa cave pour que l’incident ne se reproduise plus.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là : le perroquet a marqué durablement l’histoire du quartier. Il possède un ‘gegantó’ à son effigie, une sorte de mannequin géant qui défile dans les rues lors des fêtes populaires. Le perroquet est d’ailleurs toujours à sa place, dans le bar, mais il ne sifflera plus jamais : il est empaillé.
Des adieux chahutés
Le tramway aurait bien pu fêter son centième anniversaire à Barcelone, mais la mairie de l’époque en décide autrement. Le 18 mars 1971, il effectue son dernier voyage dans la ville, pour être ensuite remplacé par de nouvelles lignes de métro et de bus. Ses adieux sont un véritable événement : une foule de de plusieurs centaines de personnes se masse sur le Passeig de Colom pour assister au dernier passage du tramway. Mais ce qui devait être une fête tourne mal, avec des émeutes et même des tramways détruits. Certains derniers voyageurs repartent même avec des morceaux des voitures : sièges, ampoules, panneaux… en souvenir.
Photo : TMBLe tramway reviendra à Barcelone en 2004, dans une version 2.0 bien plus moderne.
Le tramway bleu, vestige du passé
Aujourd’hui, il reste encore un témoin de l’époque dorée du tramway de Barcelone : le ‘tramvia blau’. Dernier survivant des anciens tramways de la ville, c’est un véritable souvenir du passé qui résiste aux affres du temps. On peut encore monter jusqu’au Tibidabo à son bord (mais actuellement, il est en rénovation).
Le mythique tramway bleu date de 1901, ce qui en fait le plus ancien transport de Barcelone encore en fonction.
La playlist officielle du tramway
Retour dans le présent avec le nouveau tramway, qui, lui, s’inscrit dans la modernité. Il fait même preuve d’avant-gardisme : depuis l’interdiction de parler dans les transports en commun pour cause de Covid-19, la société TRAM qui gère le moyen de transport a établi une playlist Spotify, en novembre dernier, où les passagers peuvent proposer leurs chansons (à découvrir ici).