Didier Tournon est le créateur du réseau d’instituts de beauté French Kiss à Barcelone. Cet entrepreneur français est l’une des victimes de la fermeture du secteur décrétée par le gouvernement catalan depuis jeudi soir. Interview.
Comment vous sentez-vous après cette annonce ?
C’est le coup de grâce. Après la première fermeture de près de 2 mois, l’activité est réduite et nous enregistrons des baisses de 25% à 70% par rapport à l’an passé. Et donc, le secteur esthétique est fébrile, beaucoup de centres vivent au jour le jour, sans trésorerie, en limite de fermeture. D’ailleurs, malheureusement un bon nombre d’entre eux, grands ou petits, ont déjà déposé le bilan. Cette nouvelle fermeture est donc un coup mortel porté à beaucoup, j’ai vu des esthéticiennes en pleurs ce matin, la situation est réellement dramatique.
Jeudi sur Equinox, le docteur Godina. qui remet des rapports au ministère catalan de la Santé, a déclaré que « ce n’est pas une activité en particulier, comme les salons de beauté, qui propage le Covid. C’est l’accumulation de tous les contacts sociaux dans différents secteurs. Ceci étant dit, les centres d’esthétique touchent le corps des gens et ajoutent ainsi, à leur échelle, des interactions sociales supplémentaires. » Que lui répondez-vous ?
Cette fermeture est vécue comme profondément injuste et abusive. Comment peut-on défendre par exemple qu’on ferme les centres esthétiques tout en laissant les salons de coiffure ouverts ? D’autant que bon nombre de ces derniers proposent et continuent de faire des manucures par exemple. Donc, si on veut être cohérent, c’est tout le monde ou personne.
La relation esthétique est une relation duelle, entre l’esthéticienne et le client. Pas de risque donc de contagions multiples. De plus, les esthéticiennes portent masques et gants, se lavent les mains avant et après chaque client. Le mobilier et les cabines sont désinfectés systématiquement. Les clients eux-mêmes sont soumis à des mesures draconiennes comme le lavage des mains, le gel, l’usage d’un masque, les distances entre clients. Je ne vois pas en quoi il y aurait plus de risques chez nous que chez un coiffeur, un podologue, un dentiste, un kiné, un métro bondé, et tant d’autres.
D’ailleurs, je n’ai eu connaissance d’aucun cas de Covid dans les centres esthétiques et encore moins dans nos 8 centres French Kiss. Je ne suis pas certain que ça vaille une fermeture avec toutes ses conséquences.
Didier Tournon avec son équipe avant la crise du CovidComment valorisez-vous les aides du gouvernement, que ce soit administratives pour réactiver le chômage partiel ou financières pour survivre à la fermeture ?
Là, c’est zéro. On a bien eu des mesures de chômage partiel, et bon nombre de nos employés ont attendu des mois pour être payés. Mais il ne s’agit pas d’exonérations à 100%. On continue de payer une bonne partie des charges sociales. Pour le reste, quelques reports d’échéances, mais pas tout, et limités dans le temps, qu’il faut payer un jour ou l’autre.
Quelques-uns ont eu la chance de pouvoir accéder à des prêts, mais difficiles et compliqués à obtenir. Et donc, ils se sont endettés davantage, ce qui augure mal du futur.
Là, pour cette nouvelle fermeture, on ne sait rien, pas de reports, pas d’exonérations, encore moins d’aides directes. On est en train de tenter de mettre nos employés au chômage, mais ce matin, la page web de la Generalitat ne fonctionnait pas. Bref, c’est “aide-toi, le ciel t’aidera !”.
Vous êtes installé depuis une dizaine d’années en Catalogne, pensez-vous que la situation est moins difficile à gérer en France ? Votre choix de vivre en Catalogne est-il toujours aussi fort ?
Pour ce que je sais de la situation des Français, elle est difficile mais moins pire. Ils bénéficient par exemple en ce moment de subventions de 5000 à 8000 euros pour embaucher des contrats d’apprentissage, à coût 0 la première année. On en est bien loin ici où toutes les mesures d’aide à l’embauche ont été supprimées depuis environ 3 ans. De plus, ils sont ouverts, eux. Beaucoup ont reçu des prêts de façon très facile et rapide, et l’Etat a exonéré beaucoup de charges sociales, ce qui a permis à une grande majorité de tenir jusqu’ici.
Est-ce que je regrette mon choix de vivre ici ? Non, c’est ici que j’ai décidé de vivre et je me battrai ici pour continuer de mener à bien mes activités. Les raisons économiques ne sont pas les seules à prendre en compte et je reconnais aux Catalans de grandes qualités d’accueil et d’intégration.
Le secteur manifeste ce samedi contre la fermeture. De nombreux recours sont actuellement déposés devant la justice pour contester le décret de la Generalitat. Avez-vous un espoir de rouvrir à court terme ?
J’ai peu d’espoir. Mais mon unique préoccupation est de prendre toutes les mesures nécessaires pour ne pas fermer mon entreprise, revoir les dépenses à la baisse, négocier les loyers, mener à bien la gestion administrative en relation avec les gestors, rassurer mes employés et les accompagner dans cette nouvelle situation dramatique pour tous.
Les responsables politiques nous entendront-ils ? Je n’y crois pas, ils ne vivent ni ne connaissent notre réalité. Et leur salaire tombe à la fin du mois, quoi qu’il se passe. Comment pourraient-ils nous entendre et nous comprendre ? Il reste que, à ma connaissance, les centres esthétiques catalans sont les seuls à devoir fermer en Europe. Le couvre-feu français dans quelques grandes villes me semble être une bien meilleure mesure.