J’ai rencontré Meritxell et Laia par un jour d’avril ensoleillé, dans la région montagneuse de Pallars Sobirà, dans les Pyrénées catalanes. Toutes deux sont agricultrices et s’occupent de bétail. Meritxell élève des bovins tandis que Laila possède un troupeau de chèvres et fabrique du fromage.
Contrairement à la plupart des femmes de la région, elles ont choisi en toute connaissance de cause de vivre et travailler dans les collines de Pallars, en dépit de conditions difficiles. Même en ce début de printemps, elles aperçoivent encore la neige couvrant les pâturages d’altitude. Le pied des collines se défait peu à peu de son manteau hivernal et dévoile ses prés verts et fleuris où les abeilles recommencent à butiner.
J’ai fait la connaissance de Meritxell et Laia grâce au projet de recherche AGATA sur les dynamiques sociales et agricoles dans la région de Pallars Sobirà. Avec mes collègues, nous essayons de comprendre les menaces qui pèsent sur les systèmes agricoles et pastoraux des régions montagneuses, notamment les changements environnementaux et socio-économiques, en accordant une attention particulière aux questions de genre. Outre Pallars Sobirà, nous nous intéressons aussi à deux autres régions d’Espagne, dans les montagnes proches de la Méditerranée.
Au cours de nos recherches, nous avons découvert que l’agriculture paysanne traditionnelle était très mal connue et que des personnes comme Meritxell et Laia, dont les activités font vivre les écosystèmes de montagne, étaient devenues quasiment invisibles. Malgré tout, ces populations continuent de défendre leur mode de vie, notamment en essayant de s’adapter au dérèglement climatique et d’en atténuer les effets.
Le choix d’une vie rurale
Meritxell est issue d’une vieille casa (famille en catalan) de la campagne. Historiquement, la casa était au cœur de la productivité et de la fonction génésique de la société pyrénéenne. À l’origine, seuls le hereu et la pubilla (le chef ou la cheffe de famille) avaient la charge de la transmission de l’héritage socio-économique. Dans cette société inégalitaire, les tâches ménagères, l’éducation des enfants, et l’ensemble des activités domestiques revenaient aux femmes, qui participaient également aux travaux agricoles. Un triple fardeau souvent passé inaperçu.
Les temps ont changé. Meritxell n’est pas la pubilla, mais « a toujours voulu être éleveuse, vivre à la montagne et s’occuper d’animaux ». Après avoir étudié et travaillé loin de la ferme, elle a choisi de revenir afin de perpétuer la tradition familiale. Quant à Laia, après des études d’art, elle décide finalement de quitter la ville, comme beaucoup de néo-ruraux en quête d’une vie différente, espérant « renouer avec la nature et retrouver le silence ». La crise économique et « l’amour » l’ont poussée à franchir le pas.
Pour ces deux femmes, les montagnes et leurs villages sont les gardiens de la culture paysanne ancestrale qu’ils ont engendrée. Combinée à de nouveaux modèles socio-économiques, cette culture pourrait offrir des solutions pour lutter contre le dérèglement climatique.
Matança au petit-déjeuner
Tous les matins, Laia se lève à 6 heures. Après avoir aidé son mari à traire les chèvres, elle s’occupe de leurs enfants puis prépare le matériel nécessaire à la fabrication des fromages. Aujourd’hui, elle va fabriquer un fromage typique des Pyrénées, el Serrat, dont la recette lui a été transmise par les femmes les plus âgées du village, les padrines.
Dans l’après-midi, elle relayera son mari, assisté par leurs chiens de berger. Avec les chiens, elle conduira le troupeau d’une centaine de chèvres jusqu’aux terrains communaux où chaque printemps les bêtes paissent de génération en génération, préservant ce paysage culturel.
Meritxell se lève tôt, elle aussi. Elle termine rapidement ses tâches ménagères, nourrit les poulets et arrose le potager. Elle réveille ensuite sa fille de 10 ans, en vacances de Pâques. Pour le petit-déjeuner, fromage de chèvre artisanal et xulís, un salami préparé dans chaque foyer lors de la traditionnelle tuerie du cochon (matança en catalan).
Après le repas, elles marcheront quelques kilomètres jusqu’à la granja (la ferme), où elles vérifieront que les veaux nouveau-nés et leurs mères vont bien. Elles devront ensuite mener les vaches d’un pré à l’autre. Ravie, la fille de Meritxell l’accompagne aujourd’hui pour apprendre à s’occuper du potager et des bêtes.
Les villages se vident
Meritxell est l’une des rares femmes de sa famille à avoir poursuivi l’activité agro-pastorale traditionnelle. Ses sœurs ne s’y sont pas intéressées, considérant que travailler en ville leur offrirait de meilleurs revenus et que la vie dans les collines était trop dure pour les femmes. Aux yeux de l’agricultrice, pourtant, les activités traditionnelles et les savoir-faire locaux sont précieux et représentent peut-être la dernière chance de sauver ces montagnes.
Au cours des dernières décennies, l’économie et la société pyrénéennes ont changé du tout au tout. Cette transformation est due à l’urbanisation et la modernisation progressive de l’agriculture : entamées dans les années 1960, elles se sont poursuivies jusqu’à la fin des années 1990, provoquant la dépopulation graduelle des zones rurales.
Un processus amplifié par la crise économique et les politiques agricoles européennes des vingt dernières années. Celles-ci privilégient une production intensive dans les plaines et réservent les politiques de préservation de l’environnement et le tourisme aux montagnes. – reflétant une certaine « colonisation » des régions montagneuses, à travers le prisme de l’imaginaire urbain.
La transmission de la culture paysanne traditionnelle se perd
Ces changements ont incité les fermiers à quitter leurs régions d’origine pour émigrer ou trouver un autre travail. Les femmes, en particulier, ont été nombreuses à passer du secteur agro-pastoral au tertiaire. De ce fait, leur pouvoir de transmission de la culture paysanne traditionnelle et de ses savoir-faire s’est restreint.
Dans le village de Meritxell, il ne reste que trois familles sur les 25 qui y vivaient et travaillaient dans les années 1960. Beaucoup de jeunes sont partis, d’autres sont au chômage et dédaignent les « modes de vie et activités traditionnels » des pagès (fermiers). De nombreux champs de la région ont été progressivement laissés en friche, à commencer par les terres les moins faciles d’accès, où la mécanisation était impossible. D’autres ont suivi peu à peu, surtout à cause du manque de jeunes et d’employés qualifiés, et le nombre de pâturages de montagne à l’abandon a augmenté.Sans la présence des hommes et l’activité des animaux d’élevage, ce paysage culturel montagnard risque de disparaître, avec de sérieuses conséquences. Cela affecterait directement les écosystèmes et leurs ressources essentielles – aliments sains, réserves d’eau et stockage de carbone dans le sol. Le retour à l’état sauvage peut aussi perturber la biodiversité et ses fonctions écologiques, comme la pollinisation, la dispersion des espèces et la protection des terres, des animaux et des humains contre les incendies destructeurs. Ce changement de dynamique laisse la terre dans un état de vulnérabilité aggravé par le dérèglement du climat.
Perdre le contrôle des ressources
Les politiques environnementales et agraires actuelles de l’Union européenne n’ont pas été conçues pour protéger les familles des petits producteurs et éleveurs de bétail, ni ces paysages culturels méditerranéens. Les décisions prises à l’échelle européenne ont aussi affecté les modes de vie traditionnels.
Étant donné que le marché boursier définit la valeur des produits alimentaires, les petits producteurs dépendent de ses fluctuations. L’iniquité des prix, l’inégale distribution des subventions et la complexité bureaucratique creusent le fossé économique entre les agriculteurs et les bergers, d’un côté, et les autres professions, de l’autre. Ce système fait aussi perdre aux fermiers tout contrôle sur les terres et leurs ressources, puisque la transformation, la distribution et la consommation des produits suivent des schémas dictés par les institutions et les marchés.
Les mentalités deviennent, elles aussi, de plus en plus urbaines, conduisant les gens à adopter de nouveaux régimes alimentaires et de nouvelles habitudes de consommation. Beaucoup de Catalans, y compris des fermiers, achètent maintenant des produits bon marché de mauvaise qualité qu’ils trouvent au supermarché au lieu de produire sur leurs propres terres de la viande et d’autres aliments de haute qualité. Les femmes sont souvent les victimes collatérales de cette pression et ces changements croissants.
Combattre l’invisibilité et les stéréotypes
Les régions rurales de Catalogne ont une culture très conservatrice, centrée sur le travail, et les femmes y ont encore relativement peu de droits. Les études indiquent que seules 26 % des Catalanes sont propriétaires de leurs terres. Même si ce pourcentage est supérieur à celui de la moyenne de l’Espagne – qui n’est que de 21 % – beaucoup d’exploitantes agricoles ne sont même pas enregistrées comme telles.
Ce nombre serait encore plus élevé si les femmes de milieu défavorisés ou migrantes étaient pleinement prises en compte. Souvent invisibles, elles sont parfois victimes d’exploitation dans le secteur de l’agriculture intensive.
Outre ces discriminations, Meritxell, Laia et les autres fermières doivent lutter contre les stéréotypes qui les affectent au quotidien. Elles dénoncent l’image négative que leur accole la société, qui les dépeint comme des actrices secondaires, là uniquement pour « aider » les hommes, et toujours « femme de », « mère de » ou « fille de ».
Le sexisme et le paternalisme à l’œuvre dans le monde agricole, surtout chez les éleveurs, sous-estiment la valeur du travail de ces femmes. Elles ont l’habitude de s’entendre répéter les mêmes réflexions malvenues :
« Nena (Fille), ce n’est pas un travail pour une femme. »
« Une fille ne devrait pas conduire un tracteur. »
« Une femme ne devrait pas se promener toute seule dans la montagne. »
Quand on leur fait ce genre de remarques, Meritxell et Laia haussent les épaules. Elles rejettent l’idée selon laquelle elles devraient se conformer aux stéréotypes de la « féminité » tout en étant agricultrices. « J’ai négligé mes mains parce qu’elles sont en contact avec les animaux et la terre », explique Laia. Meritxell ajoute : « Les gens sont surpris parce que je continue à me maquiller alors que je conduis un camion et que je porte des bottes en caoutchouc. »
Des groupes Facebook réservés aux agricultrices
En dépit de ces obstacles, Meritxell et Laia se battent pour faire changer les choses. Comme d’autres femmes de leur connaissance, elles demandent voix au chapitre dans leur foyer, leur communauté et la société dans laquelle elles vivent. Elles veillent à ce que les responsabilités soient équitablement réparties entre maison et ferme, et s’impliquent de plus en plus dans les organisations traditionnelles telles que les syndicats, les associations de bergers et les institutions communales.
Aujourd’hui, deux jeunes éleveuses de la région sont à la tête de l’Association de la Vaca Bruna (une race bovine des Pyrénées). D’autres sont membres de l’Association du cheval des Pyrénées. De cette façon, elles s’assurent que les rôles ne soient pas définis en fonction de leur sexe, et travaillent à établir les principes nécessaires à une meilleure production, plus équitable. Ces agricultrices prônent un comportement empathique envers les animaux (et les humains), qu’elles comptent cultiver grâce à une approche plus respectueuse, plus patiente et moins « macho ».
Ces groupes réservés aux femmes leur permettent de s’exprimer librement hors des frontières traditionnelles des communautés rurales, de partager leurs sentiments, de militer pour l’égalité des sexes dans le monde agricole, ou simplement d’échanger des informations et des connaissances. Elles peuvent également se joindre aux débats publics et aux tables rondes avec des représentants d’institutions gouvernementales ou non-gouvernementales. Elles ont ainsi l’occasion de prendre part aux décisions en matière de mesures politiques dans ce secteur, faire entendre la voix des femmes et d’autres groupes marginalisés dans les zones rurales et faire campagne en faveur de modèles économiques alternatifs.
Mélanger traditions et innovations
Dans leurs communautés, Laia et Meritxell s’efforcent de lutter contre les contraintes économiques imposées par le système de l’agrobusiness en mêlant traditions et innovations. Elles font la promotion de leurs produits en soulignant la façon dont ils sont fabriqués, dans le respect de la nature et des migrations saisonnières des animaux, ainsi que des ressources des montagnes et de leur propre héritage bio-culturel.
Meritxell a tout appris de ses parents et ancêtres. Elle accompagnait son père aux champs et jardinait avec sa mère. Sa grand-mère lui a enseigné des remèdes naturels pour les bêtes et les noms des plantes et des fleurs locales. De son grand-père, qui l’emmenait dans la montagne en été comme tous les autres éleveurs et bergers, elle a appris le nom des pierres.
Meritxell est restée fidèle à la tradition. Chaque dimanche, sa famille et elle retrouvent d’autres fermiers. Ensemble, ils discutent de la gestion des terres communales. Il est important pour elle de passer du temps avec le reste de la communauté pour prendre les décisions collégiales. Un jour, elle transmettra tout ce savoir à sa fille.
« Adopte » un mouton
Laia, quant à elle, a étudié dans une école spécialisée. L’École des Bergers s’efforce de sauver le patrimoine immatériel de la culture paysanne locale pour le transmettre aux nouvelles générations, tout en y introduisant de nouveaux principes agro-écologiques.
Il y a quelques années, elle s’est mise à fabriquer des fromages artisanaux. Elle préfère les vendre directement à la ferme ou sur le marché pour se faire une clientèle et des relations dans le secteur du tourisme éco-rural. D’autres initiatives locales créatives ont été mises en places, comme l’association Xisqueta Obrador, dont l’objectif est de valoriser l’utilisation de la laine d’une race de moutons locale, ainsi que les écomusées. Ils permettent aux familles de touristes d’ »adopter » un mouton ou une chèvre, de passer une journée en montagne avec un berger, ou de visiter une ferme et déguster du fromage.
Laia n’a pas peur d’innover (l’an dernier, son fromage à la française a remporté le premier prix de plusieurs concours nationaux) mais elle continue à préparer les fromages traditionnels afin de perpétuer les saveurs et traditions locales. Comme d’autres bergers, elle estime qu’une « culture de la qualité et de la sobriété […] basée sur la sauvegarde des terrains communaux » permettra de gérer l’élevage extensif et protéger les petits fermiers. D’ailleurs, quatre de ses amis, deux hommes et deux femmes, ont récemment fondé la première coopérative d’éco-pâturage de la région, avec des chèvres.
Quel avenir pour les montagnes et les femmes qui y vivent et travaillent ?
Toutefois, de nombreuses questions restent sans réponse. Comment envisageons-nous l’avenir dans ces régions montagneuses de la Méditerranée, entre traditions, désertification des zones rurales et innovations alternatives ? Comme nous l’avons constaté au cours de nos recherches, sauver les montagnes et leurs écosystèmes nécessite de défendre l’élevage, de préserver les savoir-faire locaux et de développer de nouveaux modèles socio-économiques et agro-alimentaires. L’inclusivité et l’égalité des sexes ont un rôle essentiel à jouer pour atteindre cet objectif.
Meritxell parviendra-t-elle à intéresser sa fille aînée à sa façon de s’occuper des animaux et des plantations, chez elle et aux champs ? Laia sera-t-elle en mesure de faire face aux risques de son entreprise et de défendre les traditions tout en continuant à innover et tisser des liens avec d’autres secteurs pour défendre un modèle économique alternatif durable ? Cela suffira-t-il à leur permettre d’affronter les défis environnementaux à venir ?
Les histoires de « Meritxell » et « Laia » et leurs noms ont été composés à partir d’authentiques témoignages de fermières et de fromagères que nous avons interviewées dans la région de Pallars Sobirà en 2018 et 2019. Elles représentent les archétypes de femmes que l’on peut y rencontrer, qu’elles soient issues de vieilles familles locales ou nouvellement arrivées.
Traduit de l’anglais par Iris Le Guinio pour Fast ForWord.
Federica Ravera, Postdoctoral researcher, Chair in Agroecology and Food systems, Universitat de Vic – Universitat Central de Catalunya
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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