Espagne : La galère des ouvrières immigrées face au Covid-19

La crise économique et sanitaire qui frappe l’Europe aujourd’hui a mis en lumière l’importance de la main-d’œuvre étrangère qui est au centre des circuits alimentaires mondialisés. En France, le gouvernement a appelé les personnes au chômage à prendre part à l’effort agricole pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre due à la crise, au travers de la plate-forme « des bras pour ton assiette ».

En temps ordinaire, la plupart des travaux agricoles sont rendus par des saisonniers d’origine étrangère, des travailleurs essentiels, qui restent pourtant invisibilisés. Malgré la crise, ces derniers ont été particulièrement sollicités.

Nos enquêtes menées dans la province de Huelva, au sud-ouest de l’Espagne, montrent que les fraises sont perçues comme une manne financière surnommée « l’or rouge », s’inscrivant dans cette mondialisation de l’économie. Parmi ces saisonnier·e·s, nombreuses sont les ouvrières agricoles d’origine marocaine. Leur activité témoigne plus généralement de l’invisibilité et de la précarité qui touchent en particulier les femmes saisonnières. Leur situation face à la crise du Covid-19 nous interpelle fortement.

Au Maroc, où nous avons également travaillé, l’état d’urgence a été annoncé dès le 20 mars, incluant un confinement strict, un couvre-feu de 19h à 5h du matin et la suspension des vols internationaux, déjà à l’arrêt depuis le 13 mars. Les effets et les mesures imposées par le contexte pandémique ainsi que la crise économique qui en découle ont également touché les travailleuses et les travailleurs agricoles au Maroc, catégorie sévèrement affectée par la raréfaction de l’offre d’emploi.

« L’or rouge en Espagne » (France 24).

 

De la double à la triple peine : pauvres, femmes et parfois migrantes

Il s’agit très souvent, à la base, de femmes pauvres et précaires, qui sont dans l’obligation de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille. Nos enquêtes sur les saisonnières marocaines en Espagne et les ouvrières agricoles dans les régions du Gharb et de Fès-Meknès au Maroc ont montré qu’elles sont originaires de milieux modestes. Souvent analphabètes, peu scolarisées, beaucoup d’entre elles sont aussi dans des situations familiales complexes avec des enfants à charge (veuves, divorcées et parfois mères célibataires).  Les dames de fraises de Huelva sont recrutées directement au Maroc (via le ministère de l’Emploi et l’Agence nationale de promotion de l’emploi et des compétences, ANAPEC), après les remontées en besoin de main-d’œuvre par les employeurs agricoles en Espagne. Les entretiens de terrain ont révélé que trois critères sont retenus : être une femme entre 25 et 40 ans, mère (elles doivent avoir au moins un enfant de moins de 18 ans, pour être sûr qu’elles rentrent chez elles au Maroc et lutter contre la migration clandestine), avoir une expérience agricole, être précaire.

L’un des responsables de l’ANAPEC explique ainsi : « Plus les critères s’accumulent, mieux c’est. Par exemple, on préfère une femme avec trois enfants à une femme avec un enfant. Il y a aussi des doubles critères : enfants de moins de 14 ans car à partir de 15 ans l’enfant peut travailler. On prend en priorité les régions sinistrées : on choisit selon la carte de la pauvreté. Mais ce sont les gouverneurs qui ont le dernier mot. C’est le gouverneur qui choisit les communes. »

Des choix qui s’inscrivent dans une politique migratoire européenne sécuritaire

Ces choix discriminants se rattachent à deux programmes financés par l’Union européenne via des subventions adressées aux pays tiers afin d’assurer une meilleure gestion des flux migratoires. Entre 2007 et 2011, l’un sur « la gestion éthique de l’immigration saisonnière », puis sur le « Système pour la mobilité des flux migratoires des travailleurs dans la province de Huelva ». Cette migration circulaire s’est depuis poursuivie chaque année, avec ces mêmes conditions, avec des chiffres qui oscillent entre 2 500 Marocaines pendant les années de crise, à 19 000 en 2019. La situation socio-économique de ces femmes motive leur aspiration à changer leur destin en s’orientant vers la migration saisonnière en Europe. Au Maroc, à l’exception des ouvrier·e·s travaillant dans des grands domaines agricoles modernes et capitalistes, la majorité d’entre elles et eux ne sont pas déclarés et n’ont pas accès aux droits sociaux les plus élémentaires (protection sociale, retraite, assurance maladie, accompagnement en cas d’accidents, etc.).

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Ouvrières agricoles dans une exploitation de prunes dans la région d’El Hajeb, Maroc, 2018.
Z. Bouzidi, Author provided

Cette catégorie sociale marginale est pourtant centrale dans la production agricole, dans l’approvisionnement alimentaire du pays voire parfois dans les systèmes de production capitalistes, mondialisés et peu respectueux de l’environnement. Cette précarisation s’accentue visiblement quand il s’agit des femmes ouvrières.

Des violences physiques et symboliques fréquentes

Le choix du recrutement de ces femmes s’appuie sur leur docilité, leur patience et un salaire journalier entre 6 et 10 euros la journée (pour les dames de fraises, il est d’environ 37 euros par jour), très souvent moins élevé que celui des hommes. Ce revenu maigre et irrégulier s’apparente à un salaire de survie. En effet, des familles entières et parfois nombreuses attendent ce gagne-pain de l’ouvrière.

Le transport au Maroc est peu sécurisé, surchargé, en mauvais état mécanique et du coup dangereux pour se rendre au travail, avec des accidents graves et parfois mortels pendant le trajet. De plus, ces femmes sont plus sujettes que les hommes à l’exploitation et aux violences de manière générale. Violence économique certes, mais d’autres formes de violence s’ajoutent. Celles des violences sexuelles ne sont pas négligeables, que ce soit au Maroc ou en Espagne. Ainsi, dès 2010, des journalistes d’El Pais avaient révélé le harcèlement sexuel dont sont victimes ces femmes dans la région de Huelva. Ces ouvrières se voyaient parfois contraintes d’accepter des rapports sexuels contre le travail et la rémunération.

Chadia Arab, présentation de l’ouvrage de l’autrice.

Depuis ces enquêtes, les faits de harcèlement sexuel perdurent. Peu organisées et peu syndiquées, les femmes ont peur de contester ou de se structurer pour organiser la résistance. Celles qui ont eu le courage de porter plainte en 2018 contre leur employeur pour agressions sexuelles et harcèlement au travail ont subi une double peine : la stigmatisation et l’exclusion de leur milieu social au Maroc, sans pour autant avoir accès à une régularisation en Espagne selon les déclarations de nos enquêtées.

Pourquoi tout risquer ?

Au Maroc, l’offre de l’emploi agricole se raréfie, à cause de la sécheresse, particulièrement importante en cette année 2020, aggravée par les mesures de confinement liées à la pandémie, astreignant ainsi les ouvrier·e·s à explorer leurs réseaux de travail et de connaissances dans l’espoir de décrocher une journée de travail de plus en plus rare et inaccessible.

D’ordinaire, les ouvrier·e·s journalier·e·s arrivent très tôt le matin au mouquef, lieu d’attente et de rassemblement de la main-d’œuvre dans l’espoir d’être choisis par un employeur. En contexte de pandémie, cet espace est désormais contrôlé par les gendarmes et les autorités publiques. De plus, des restrictions ont été mises en œuvre pour contrôler les véhicules agricoles habituellement surchargés.

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Ouvrières agricoles quittant les exploitations de fraises vers le camion de transport, région du Gharb, 2018.
Z. Bouzidi, Author provided

En conséquence, des mesures restrictives et donc de la raréfaction de l’emploi, les salaires des journalier·e·s précaires ont encore baissé pendant la pandémie passant d’environ 100 dirhams (environ 9 euros) pour certaines tâches agricoles à 70 dirhams (environ 6 euros 50). Certaines d’entre elles vivent des aides octroyées par l’État marocain dans le cadre du fonds de solidarité Covid-19 qui varient entre 800 dirhams (73 euros) pour une famille de deux membres et 1200 dirhams (109 euros) pour une famille de plus de quatre membres.

D’autres ouvrières tâchent difficilement d’investir de nouvelles activités pour nourrir leur famille et subvenir à leurs besoins quotidiens : vente de produits de nettoyage, de pain et galettes en période de ramadan, etc. Certaines, dont les difficultés financières se sont aggravées, ont rejoint leur famille dans leur région d’origine pour solliciter la solidarité familiale pour survivre dans ces moments de crise.

Quel futur pour ces ouvrières ?

En Espagne, la situation est différente. L’année dernière, près de 20 000 dames de fraises ont participé à la récolte dans la province de Huelva. Pour la saison actuelle, seules 7 000 parmi les 16 600 qui ont obtenu des contrats temporaires sont présentes dans la province de Huelva. Les autres n’ont pas pu regagner les exploitations de fraises espagnoles à cause de l’arrêt des transports internationaux.

Du fait de la pénurie de main-d’œuvre agricole en Europe, ces 7 000 saisonnières travaillent aujourd’hui « d’arrache-main » dans les champs de fraises. Leur contrat risque d’être prolongé pour combler les lacunes en matière de main-d’œuvre agricole en Espagne. Jusqu’à présent, les employeurs ont encouragé les femmes à cueillir les fraises sans protection pour ne pas fragiliser ce fruit délicat, au risque d’abîmer leurs mains et leur santé. Aujourd’hui, face au contexte de crise sanitaire, on peut s’interroger sur la question de la distanciation physique dans des serres où la chaleur est forte, mais aussi sur la promiscuité importante, sur les conditions de transport et sur le respect des gestes barrières tels que le port du masque et des gants. Au Maroc par exemple, un cluster de contamination de 17 ouvrières dans les exploitations de production de fraises a été identifié le 8 juin dans la province de Kénitra.

Dans quelques mois, quelle sera la possibilité de retour de ces femmes chez elles ? Le Maroc n’a jusqu’ici pas repris les vols internationaux et les liaisons maritimes. Qu’en sera-t-il du statut de ces femmes, une fois leur contrat périmé ? Quelle priorité leur sera accordée parmi les milliers de Marocain·e·s bloqué·e·s à l’étranger ? L’union des petits agriculteurs et éleveurs de Huelva (UPA) propose de mettre en place un couloir humanitaire afin que ces femmes puissent rentrer chez elles à l’image du rapatriement réussi des ouvrières roumaines et bulgares.

Celui-ci paraît d’autant plus nécessaire que certaines de ces femmes ont laissé derrière elles des enfants parfois sans tuteur, sans moyens économiques suffisants et exposés en plus de la crise sanitaire à la lourde crise socio-économique qui se profile au Maroc.

Face à cette crise sanitaire et humanitaire, quelles sont les dispositions pour venir en aide à ces femmes oubliées ? En filigrane se pose la question du goût amer de ce coût du travail, de cette crise, du coût de la vie, voire de la survie de ces femmes.The Conversation

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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