L’Europe n’est plus au temps de la peste mais le coronavirus repose la question de la frontière comme barrière de protection des populations. Est-ce toujours une fausse bonne idée que d’opposer la frontière à la propagation de ce virus nouveau et sans traitement ?
En 1588, Montaigne, faisant le récit de son voyage à travers l’Europe, raconte ses expériences physiques et métaphysiques. L’Europe d’alors ne connaît pas vraiment de frontières autres que celles érigées par la nature ; un col, un fleuve. Elle connaît aussi le mur, l’enceinte de protection. La peste est une barrière bien plus redoutable, qui interdit l’accès à la ville infectée et inspire la peur de la quarantaine, du confinement curatif. « Voici encore un malheur qui m’arriva en plus du reste : au dehors et au dedans de chez moi, je fus assailli par la peste, une peste des plus violentes entre toutes. […] Je dus supporter cette étrange situation : la vue même de ma maison m’était effroyable. […] Et le pire c’est que, selon les règles de la médecine, pour tout danger que l’on a pu approcher, il faut rester quarante jours dans les transes de l’incertitude, l’imagination vous tourmentant pendant ce temps comme elle le veut, et vous rendant fiévreux, vous qui étiez en bonne santé ! » (Essais, III, Chap. XII, 31, 1595, trad. de Pernon, 2008)
L’Union européenne et les frontières : la fin d’un non-dit
L’Europe s’est construite sur l’utopie de la disparition des frontières ; elle a œuvré pour leur dévaluation progressive. Le passage de la frontière n’est plus une expérience d’attente et de contrôles tatillons et arbitraires. Mais l’UE doit aujourd’hui redéfinir la fonction de ses frontières. Elle a déjà considéré en 2019 ses frontières extérieures comme des filtres de protection pour les marchandises venant d’au-delà de l’Union. Elle doit aujourd’hui appréhender ces frontières autrement : comme un moyen de protection sanitaire de première urgence. À ce jeu, elle a été prise de vitesse par ses États membres, qui ont très vite revendiqué la fermeture de leurs frontières nationales.
Le coronavirus fragmente l’Union européenne
Du point de vue constitutionnel, rien de plus logique que de voir les États européens prendre leurs responsabilités pour préserver ou améliorer la santé publique et protéger leur population. Cette responsabilité leur incombe toujours au sein de l’UE. La question de l’articulation de la sauvegarde de la santé publique avec la liberté de circulation s’est posée dès le traité de Rome en 1957. La protection de cet objectif d’intérêt général a toujours permis aux États de contrôler ceux qui franchissent leurs frontières. Par exemple, l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (Traité de Lisbonne, en vigueur depuis 2009) prévoit que la liberté de circulation des travailleurs peut être limitée par des considérations de santé publique. L’article 29 de la directive 2004/38 prévoit une exception à la liberté de circulation, voire la possibilité d’expulsion, pour les porteurs de maladies potentiellement épidémiques ou de parasites contagieux. Elle prévoit également un mécanisme qui autorise les États membres à réclamer des certificats médicaux aux personnes désireuses de séjourner ou de travailler sur leur territoire.
La Cour de Justice de l’UE, basée à Luxembourg et chargée d’interpréter le droit de l’Union, abonde dans cette logique selon laquelle les États membres ont une responsabilité en matière de santé publique. Elle a expliqué que l’État doit décider du niveau de protection de la santé et des modalités à mettre en œuvre pour y parvenir.
Dans le cas de la lutte contre le coronavirus, cela leur permet de fermer la frontière – ou pas –, de confiner les populations – ou pas –, d’exiger le port d’un masque ou de tester systématiquement leur population – ou pas. Ces différentes modalités d’action peuvent toutes être justifiées si elles sont proportionnées à l’objectif de protection de la santé publique. La Cour de justice de l’UE cherche à savoir, pour chaque cas, si une autre mesure moins contraignante mais tout autant efficace aurait pu être préférée à celle mise en place par l’État membre qui cherche à protéger sa santé publique.
La fermeture des frontières est-elle effectivement une mesure propre à garantir la préservation de la santé publique ? Cette question émergera sans aucun doute dans un prétoire national ou européen. Les États membres ont d’ailleurs une certaine conscience de la nécessaire proportionnalité de la fermeture de leurs frontières. On remarquera, par exemple, que les travailleurs frontaliers sont autorisés à traverser les frontières même fermées.
Que cherchent donc les États en fermant la frontière ?
La Commission européenne a publié le 16 mars 2020 une communication sur la gestion des frontières par temps de coronavirus. On est bien loin de la « religion de l’ouverture des frontières » dénoncée par Marine Le Pen. Cette communication rappelle la responsabilité des États dans la protection sanitaire et donne le mode d’emploi d’une gestion proportionnée de la frontière nationale. En cas de « circonstances exceptionnelles », les États peuvent reprendre temporairement le contrôle de leurs frontières. On l’a expérimenté dans l’espace Schengen depuis la crise migratoire de 2015 et les attentats terroristes de la même année. Encore faut-il que cette reprise en main nationale de la frontière serve à protéger la santé de la population locale.
Pour la Commission, la frontière nationale peut retrouver une fonction de filtre en évitant qu’une personne qui a l’air malade ne franchisse la frontière en risquant de devenir un agent de contamination. Mais ce constat ne doit pas conduire à fermer la frontière et donc repousser la personne, mais au contraire à la soigner sur le territoire du pays d’entrée sans faire de discrimination. Cela légitime les mesures de quatorzaine imposées aux personnes venant de foyers d’infection, qui doivent prévaloir quelle que soit leur nationalité. Les États ne peuvent pas se servir de la frontière pour rendre son passage difficile et décourager la circulation, ne serait-ce que parce que créer des embouteillages est clairement propice à la diffusion de la contamination.
Que signifie fermer la frontière ?
La fermeture de la frontière ne peut être prononcée par l’État comme un mantra, une incantation magique pour éloigner le coronavirus. Elle ne peut être efficace que si elle est le lieu de contrôles renforcés servant à limiter la propagation de l’infection. La Commission ne parle d’ailleurs pas de fermeture de la frontière nationale, mais de contrôles spécifiques lors de son passage.
Pour que ces mesures soient efficaces, elles impliquent une forte coordination, en particulier dans les zones frontalières. Renforcer un contrôle des personnes à la frontière entre l’Autriche et l’Italie ou arrêter un train ne sert pas à protéger la santé si aucune mesure n’est prise ni en Italie ni en Autriche. En d’autres termes, un État seul ne peut pas se calfeutrer derrière ses frontières et croire en leur fonction protectrice.
Lors de sa première allocution télévisée, le 12 mars, Emmanuel Macron expliquait ainsi qu’il y aurait « sans doute des mesures de contrôle, des fermetures de frontières à prendre, mais il faudra les prendre […] en Européens, à l’échelle européenne, car c’est à cette échelle-là que nous avons construit nos libertés et nos protections. » Dans ce cadre, l’Union tente de donner corps au principe de solidarité entre les États. Elle privilégie une coordination de plus en plus systématique des États par visioconférences mais aussi et surtout sur le fond des mesures de gestion de la crise sanitaire sans précédent qu’elle affronte. Certains diront que ce sont des « mesurettes » et que l’UE montre son inefficacité. C’est en réalité quelque chose de plus profond qui se joue.
Mais que fait l’Union européenne ?
Nombre de médecins, en première ligne dans la lutte contre le coronavirus, se sont très tôt émus de l’absence d’une « Europe de la santé ». Il est vrai que l’UE n’a pas la capacité juridique de promouvoir une batterie de mesures uniformes pour lutter contre le coronavirus.
Dans le partage de compétences entre l’Union et ses États membres, la règle est que les États sont les maîtres du jeu pour protéger la santé publique. L’UE possède une compétence d’harmonisation des règles nationales, essentiellement pour garantir la qualité et la sécurité des médicaments. L’Union peut agir mais par ce que l’on appelle en droit une « compétence d’appui » : il s’agit d’« appuyer, coordonner ou compléter l’action des États membres » dans le domaine de la santé.
On mesure avec cette crise combien une politique coordonnée est en réalité préférable à une politique uniforme. Les réactions des États européens faisant face au même coronavirus sont à ce jour très différentes parce que les populations sont différemment affectées (le degré d’infection, les capacités hospitalières et les stratégies de lutte ne sont pas les mêmes d’un pays à l’autre). Il arrive même que les États membres s’attaquent différemment au problème au niveau de chaque région. On a ainsi découvert la mise en place de politiques très différentes entre Bundesländer allemands qui ont conduit, par exemple, à ce que des parties de la frontière soient fermées (entre le Bade-Württemberg et l’Alsace) pendant que d’autres demeuraient ouvertes (entre la Rhénanie-du-Nord-Westphalie et la Belgique par exemple).
On déduit de ces différents états de fait qu’une solution européenne uniforme n’est ni juridiquement faisable ni objectivement souhaitable. Cela ne veut pas dire que l’Europe ne se mobilise pas.
Mobiliser une panoplie de politiques de l’UE
L’UE agit en dehors de la politique de santé, d’abord et avant tout pour donner aux États les moyens de faire face à la crise économique majeure qui suivra la crise sanitaire. Il est en effet inédit dans l’histoire de mettre quasiment à l’arrêt des pans entiers de l’économie et de confiner des populations sur plusieurs territoires nationaux.
La Commission européenne mobilise plusieurs commissaires pour coordonner des actions contre la crise : aux côtés de la présidente Ursula von der Leyen travaillent de concert sept commissaires chargés des aspects économiques (la vice-présidente exécutive Vestager et les commissaires Breton, Gentiloni et Valean) et de santé (la commissaire Kyriadikes), la commissaire Johansson en charge des frontières, ainsi que le commissaire Lenarčič, spécifiquement chargé des crises. La Commission mobilise aussi des moyens sans précédent à ce jour, dont la mesure la plus emblématique est la suspension du Pacte de stabilité et de croissance, ce qui permettra aux États de creuser les déficits publics pour injecter des liquidités dans les économies nationales.
La Banque centrale européenne a aussi pris sa part de la gestion de la crise en débloquant 1050 milliards d’euros dans le système économique après une première réaction qui avait été jugée bien trop timide.
Le contrôle des frontières extérieures de l’UE devient un sujet politique
L’UE ne ferme pas ses frontières mais les transforme en zones de protection des populations européennes. Ce qui est impératif dans ce nouveau discours, et constitue un changement notable, est le contrôle systématique de toute personne entrant dans l’Union en traversant ses frontières extérieures. Formaté pour protéger la santé publique, ce contrôle systématique met de la « viscosité » aux frontières pour qu’elles garantissent exclusivement le passage des personnes non infectées autant que l’isolement et le traitement des malades du Covid-19. L’information en la matière doit être bien coordonnée entre les États. Cette libre circulation de l’information est également observable dans la recherche d’un traitement au Covid-19.
Mais si les frontières peuvent redevenir des lieux de filtrage des personnes, elles doivent rester des lieux de passage des marchandises. Faire circuler les respirateurs ou les masques de protection et, à court terme, les médicaments nécessaires au traitement du Covid-19, est un impératif. Il importe aussi de ne pas perturber les chaînes d’approvisionnement au passage de la frontière. De même, les États peuvent laisser passer les transports de malades d’un État pour des soins de l’autre côté de la frontière. C’est ce que fait le land du Bade-Württenberg pour les malades trop nombreux de l’hôpital de Mulhouse.
Peut-on vivre sans le marché intérieur ?
Emmanuel Macron a évoqué lors de son allocution du 12 mars que « ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ». Cette formule est fortement chargée sur le plan symbolique. Le marché intérieur ne sera plus le même après le coronavirus. L’absence de réponse convaincante du libéralisme à cette crise particulière (et a contrario sa gestion à priori plutôt efficace par le régime autoritaire chinois) conduit à l’idée qu’il serait peut-être temps de changer de système par la prise de conscience des effets négatifs du « tout-mondialisation ».
En matière de santé, l’Union doit retrouver la capacité à fabriquer des médicaments vitaux, des masques de protection ou des respirateurs. Le marché intérieur reste malgré tout nécessaire dans ce nouveau monde, parce que le virus dépasse le local et même le national. Finalement, le coronavirus aura peut-être réussi à matérialiser la souveraineté de l’Europe…
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.