La justice conservatrice s’affronte au nouveau gouvernement progressiste. Récit d’une guerre politique.
Le corps judiciaire espagnol est sur ses gardes. Le nouveau gouvernement socialiste, communiste et de Podemos inspire la plus grande des craintes aux magistrats espagnols. En tout premier lieu car le nouvel exécutif a pu naître grâce aux soutiens des indépendantistes catalans. Ces derniers, même si le sujet n’a pas été officiellement évoqué, espèrent que le gouvernement espagnol promulgue une loi d’amnistie pour effacer la sentence contre les responsables catalans. Le vice-président Pablo Iglesias a jeté de l’huile sur le feu judiciaire en notant que la « justice espagnole avait été ridiculisée par les tribunaux européens ». Le chef de Podemos réagissait ainsi à la sentence du tribunal de Bruxelles permettant que Carles Puigdemont puisse siéger en tant que parlementaire européen, contredisant ainsi la Cour suprême de Madrid.
La procureure ne passe pas
Si jusqu’ici la tension se faisait sentir dans les dîners en ville, la colère des juges a éclaté au grand jour avec la nomination de la nouvelle procureure de l’État espagnol. Pour diriger le parquet, Pedro Sánchez a nommé son ancienne ministre de la Justice et ex députée socialiste Dolores Delgado. Le Partido Popular (PP) voit ici un insupportable manquement d’indépendance du politique dans le pouvoir judiciaire. La droite espagnole croit savoir qu’une porte s’ouvre pour faire tomber la sentence contre les indépendantistes.
Une partie du Conseil Général du Pouvoir Judiciaire (CGPJ) a voté ce vendredi dans la douleur pour approuver la nomination de Dolores Delgado. Le CGPJ est l’organe central qui décide de chacune des nominations clés de la justice espagnole : tous les juges du Tribunal suprême, les présidents des audiences provinciales, les présidents des cours supérieures de justice et le président de la Cour nationale. Le CGPJ a constitutionnellement la responsabilité de protéger « l’indépendance de la justice » et peut ainsi sanctionner ou récompenser des magistrats dans l’exercice de leur fonction. De nature ultra-conservatrice, il se trouve actuellement dirigé par une majorité nommée par le Partido Popular. L’institution judiciaire en Espagne est l’un des secteurs les plus conservateurs. C’était l’un des pouvoirs, avec l’armée, sur lequel le général Franco appuyait essentiellement son régime dictatorial.
Les 20 juristes, membres du conseil, sont nommés par les deux tiers des parlementaires: députés et sénateurs. L’actuelle majorité des conseillers provient de 2011, époque où le Partido Popular disposait de la majorité absolue dans les deux chambres: parlement et sénat. La rénovation de ses membres est gelée depuis l’an dernier. Un WhatsApp du président du PP au Sénat se félicitait alors du contrôle du CGPJ par son parti politique. Le PP avait trouvé un accord avec les socialistes pour offrir la présidence de l’institution au juge Manuel Marchena, qui condamnera avec fermeté les indépendantistes à la fin de leur procès. Face au scandale de la fuite du message, il refusera le poste. Depuis cette affaire qui remonte à l’an dernier, le PP bloque tout accord avec les socialistes. Faute de rénovation, alors que son mandat est caduque, le juge Carlos Lesmes reste le président du CGPJ en attendant son successeur. Ce magistrat est également un proche du PP pour avoir été nommé Directeur général du ministère de la Justice par le Premier ministre Jose-Maria Aznar en 1996.
Ce vendredi Carlos Lesmes a monté une opération contre la nomination de la socialiste Dolores Delgado à la tête du parquet espagnol.
Vietnam politique
La loi établit trois critères d’évaluation pour le poste de procureur: posséder la nationalité espagnole, être reconnu comme un juriste de prestige et cumuler plus de quinze ans d’expérience professionnelle. Dolores Delgado est dans les clous. Mais les conservateurs du CGPJ ont voulu aller un peu plus loin. Au cours de la réunion où se décidait le vote concernant Dolores Delgado, le président Lesmes a expliqué qu’il serait bon de ne pas mentionner que la candidate était compétente pour le poste. Le président Lesmes a offert cette mesure pour dégager un consensus permettant aux conservateurs de voter pour Delgado. Les membres progressistes ont accepté de retirer le terme de compétente pour le poste dans la question du vote. Sauf que, coup de Trafalgar, sans prévenir les sept des membres conservateurs tous proches de Lesmes, ont décidé de voter contre la nomination de Dolores Delgado. Ils ont également rédigé un long communiqué qu’ils avaient écrit avant la réunion. Une missive où ils dénoncent Delgado pour son manque d’impartialité.
Non seulement, l’ancienne ministre se retrouve avec un vote où sa compétence pour le poste n’est pas officiellement reconnue mais en plus, quasiment la moitié du CGPJ a voté contre elle. De fait, Delgado est déjà fragilisée avant même de prendre son poste. Avertissement des juges au gouvernement en cas de tentation de gauchiser la justice ou de faire des clins d’oeils aux indépendantistes catalans. Face au contre-pouvoir, le Premier ministre Pedro Sánchez le répète souvent à ses proches: « chaque semaine sera un Vietnam ».