Equinox publie tout l’été sa grande collection : les présidents de la Catalogne moderne. De Francesc Macia en 1932 à Quim Torra en 2018, Equinox retrace les grandes figures dirigeantes de la Catalogne.
Artur Mas i Gavarró est issu de la fameuse bourgeoisie catalane. L’homme assume. Conseiller municipal d’opposition, ministre catalan des travaux publics, rien ne prédisposait ce technocrate à devenir l’incarnation physique de la renaissance moderne du processus indépendantiste.
Francesc Macia, Lluis Companys, Carles Puigdemont, tous les présidents indépendantistes répandent autour d’eux une odeur de souffre. Provocateurs, acerbes, adeptes de l’affrontement direct, à la limite de la marginalité. Rien de tout cela ne se retrouve toutefois dans la personnalité d’Artur Mas.
Enfance dorée
Le futur président est l’aîné de quatre frères appartenant à une famille liée à l’industrie textile barcelonaise. Artur Mas parle un français impeccable pour avoir suivi une partie de sa scolarité au Lycée français de Barcelone avec l’élite locale. Un passage à l’Aula Escuela Europea lui permettra de devenir parfaitement anglophone avant d’épouser une filière de Sciences économiques et commerciales à l’Université de Barcelone.
Mas se lance dans la politique au sein du parti Convergència, le centre-droit nationaliste catalan dont le président Jordi Pujol est au pouvoir. C’est dans l’ombre de ce dernier qu’Artur Mas va vivre sa première vie politique. Sans vague, sans grande popularité, il deviendra leader municipal de l’opposition barcelonaise de 1988 à 1995. Il sera le principal adversaire du maire des Jeux Olympiques de Barcelone, le mythique socialiste Pasqual Maragall.
1995 est l’année où Mas fait le saut vers la politique nationale en devenant député de Barcelone au parlement catalan. Le président Pujol le nommera ministre avant d’en faire officiellement son dauphin. Convergència règne sans partage sur la Catalogne depuis 1981, quand Artur Mas est candidat à la présidence de la Generalitat en 2003. Mas arrive en tête de l’élection. Mais une majorité parlementaire alternative composée des socialistes, des indépendantistes de gauche (ERC) et des écologistes lui raffle la présidence et l’offre à Pasqual Maragall (PS).
Réforme de l’Estatut
Après 30 ans de pouvoir et pour la première fois depuis le rétablissement de la démocratie, Convergència ne sera pas au pouvoir en Catalogne. Artur Mas est sous le choc et, comme durant les années à la mairie, restera l’éternel opposant du socialiste Pasqual Maragall, mais cette-fois ci à la Generalitat .
Pendant ces quatre années, Artur Mas va cependant être hyper-actif. Le président Maragall a mis sur la table une réforme de l’Estatut, la norme institutionnelle qui régit les compétences entre l’État central et la Catalogne. Une réforme demandant un large consensus qui ne pouvait pas se faire sans les nationalistes de Convergència. D’ailleurs Artur Mas doublera le président socialiste catalan Maragall en négociant personnellement la réforme du texte avec le président socialiste espagnol José Luis Zapatero. Adopté dans les parlements catalan et espagnol puis ratifié par un référendum, l’Estatut offre un large éventail de nouvelles compétences à la Catalogne notamment dans le domaine fiscal où le gouvernement catalan pourra avec largesse gérer les impôts.
Le Partido Popular (PP) avec Mariano Rajoy à sa tête est dans l’opposition en Espagne. Ce qui n’empêchera pas le parti conservateur de déposer un recours devant le tribunal constitutionnel qui devra statuer sur le texte de l’Estatut. Entre temps, Pasqual Maragall ne se représente pas en 2007, mais Artur Mas n’arrive toujours pas à devenir président. Les trois partis de gauche reformeront une majorité pour cette fois convertir le socialiste José Montilla en chef de la Catalogne.
En 2010, après quatre longues années d’attente, le tribunal constitutionnel livra finalement son verdict : l’Estatut est largement retoqué et vidé de sa substance. La réforme fiscale est annulée, et la Catalogne n’est plus considérée comme une nation mais une simple région d’Espagne. Fureur. Toute la Catalogne est commotionnée : de la presse qui sort conjointement des éditos, au secteur des affaires en passant par toute la société qui descend massivement dans la rue avec le chiffre record de plus d’un million et demi de manifestants.
Avec un discours nationaliste, dans la foulée de la sentence contre l’Estatut, Artur Mas est enfin élu pour diriger la Catalogne. Sa seconde vie politique débute alors, et la silhouette du leader indépendantiste commence peu à peu à se former.
Début moderne du processus indépendantiste catalan
En 2011 arrivent simultanément en Espagne la crise économique et l’arrivée au pouvoir du conservateur Mariano Rajoy. Celui qui avait livré bataille contre l’Estatut. Le gouvernement nationaliste formé par Artur Mas estime que la Catalogne est victime de la crise économique au-delà de ce qu’elle devrait supporter, en raison des carences des régions espagnoles plus fragiles. Les souverainistes insistent sur le dynamisme local et rappellent inlassablement qu’un quart des richesses espagnoles proviennent de la Catalogne.
Les contribuables catalans, frappés de plein fouet par la crise espagnole, enragent contre ce qu’ils considèrent comme une injustice de la répartition fiscale qui ne fait aucune différence pour les régions prospères. Les autorités catalanes se plaignent également que Madrid ne donne pas assez de moyens aux infrastructures locales comme l’aéroport ou le réseau ferroviaire. Enfin les Catalans se sentent mal aimés par l’Espagne qui ne reconnait pas suffisamment leur identité et histoire. “Je suis le 129e président de la Generalitat, une institution qui existait bien avant la constitution espagnole de 1978″ répète souvent Artur Mas. Le chef de l’exécutif catalan se rend donc à Madrid pour tenter une négociation autour du pacte fiscal pour que la Catalogne récupère une partie des impôts comme le prévoyait le nouveau statut d’autonomie. Réponse de Mariano Rajoy : non, et ce n’est pas négociable.
La consultation indépendantiste du 9 novembre 2014
A partir de ce rendez-vous manqué, la tension ne cessera de croître entre les exécutifs catalans et espagnols. Boosté par les gigantesques manifestations de rue, notamment à chaque 11 septembre, fête nationale de Catalogne, le président Mas mène une politique de plus en plus indépendantiste se convertissant en véritable messie de la cause. Certains diront par calcul politique pour se maintenir au pouvoir en faisant oublier les affaires de corruption qui ont frappé avec violence son parti Convergencia et tourner la page des politiques de rigueur mises en place au début de son mandat, déclenchant le mouvement social des Indignés.
D’autres diront que le pragmatique Artur Mas a évolué, comme le reste de la population catalane, outré par l’annulation du statut d’autonomie, et qu’il est devenu indépendantiste. Le 9 novembre 2014 a lieu en Catalogne une grande consultation populaire ayant pour question “souhaitez-vous que la Catalogne devienne un état indépendant ?” Plus de deux millions de Catalans participeront, et le oui gagnera largement à plus de 80%.
Le vote était simplement une consultation populaire, sans engagement politique. On apprendra plus tard que le scrutin avait été toléré par le chef du gouvernement espagnol Mariano Rajoy à condition qu’Artur Mas ne s’en attribue pas la paternité, en renvoyant la responsabilité sur un simple mouvement citoyen. Chose qu’Artur Mas ne fit pas.
Le soir du 9 novembre, galvanisé par le succès de participation et sous le regard de la presse internationale, le polyglotte Artur Mas fit une déclaration en catalan, espagnol, français et anglais pour affirmer que le gouvernement de Catalogne prenait le vote au sérieux et qu’une feuille de route serait dessinée pour emmener la Catalogne vers son indépendance. La décision attirera les foudres de la justice espagnole qui, deux ans plus tard, condamnera Artur Mas à une forte amende et à deux ans d’inéligibilité.
L’élection plébiscitaire de 2015
Cette déclaration au soir du 9 novembre se traduira un an plus tard par l’élection régionale du parlement catalan qui a été convertie par les indépendantistes en un scrutin plébiscitaire. Le parti d’Artur Mas de droite (CDC), le parti d’Oriol Junqueras de gauche (ERC), les associations indépendantistes (ANC et Omnium) se rassemblèrent en une liste unique : Junts Pel Sí (ensemble pour le oui). Seule l’extrême-gauche indépendantiste de la Cup fit bande à part, ne voulant pas s’amalgamer aux libéraux d’Artur Mas. Si Junts Pel Sí obtient la majorité absolue de suffrages au parlement, les indépendantistes promettent de déclarer l’indépendance de la Catalogne en 18 mois.
Mais tout ne se passe pas comme prévu : non seulement le cumul des listes indépendantistes n’obtient pas la majorité en voix, bloqués à 48%, mais Junts Pel Sí n’a pas non plus de majorité absolue en sièges de députés (62) et va devoir demander le support de la Cup qui a obtenu 10 sièges. Les indépendantistes ne sont donc pas majoritaires en voix, mais grâce au découpage de la carte électorale, ils ont réussit à décrocher une majorité absolue en nombre de députés : 72 sur 130.
Artur Mas qui se voulait le messie de la cause indépendantiste va pouvoir vivre son chemin de croix. L’accord électoral des différents partis au sein de la coalition Junts Pel Si prévoyaient qu’Artur Mas soit investi président pour un second mandat mais elle n’a pas les députés suffisants pour investir Mas et doit supplier La Cup d’apporter son soutien décisif du haut de ses dix députés.
La suite est connue. Référendum du 1er octobre 2017, suivi par la déclaration d’indépendance du 27 octobre 2017. Prison, exil, répression. De toute évidence, si Artur Mas avait été le président, les choses se seraient déroulées différemment. L’homme ne partage pas le bellicisme, unilatéralisme et le jusqu’au-boutisme de son successeur. Il a reconnu publiquement qu’à la place de Carles Puigdemont, le lendemain du référendum, il aurait fait une déclaration d’indépendance insistant sur son caractère purement symbolique et aurait immédiatement convoqué des élections parlementaires.
En février prochain, la peine d’inéligibilité d’Artur Mas prendra fin et l’ancien président réfléchit à voix haute pour envisager de se présenter aux prochaines élections catalanes de 2020. Le problème principal qui se pose est le désordre régnant au sein de la droite catalane. Unie autour du président Pujol de 1981 à 2001 dans le parti Convergencia, elle est aujourd’hui morcelée dans une multitude de clans, de chapelles et de familles aussi désorganisées qu’autonomes. Le cas de corruption massif qui a détrôné le président Pujol et la déclaration d’indépendance de Carles Puigdemont sont passés par là.