Joaquim Forn fut le ministre de l’Intérieur le plus indépendantiste de l’histoire moderne de la Catalogne. Pourtant il n’est resté au pouvoir que trois mois et quatorze jours, du Mossos d’Esquadra, pourrait lui coûter 30 ans de prison.
Depuis le 2 novembre 2017, Joaquim Forn est emprisonné préventivement. Depuis le premier jour de son incarcération, il tient un journal intime qui sortira dans les librairies le 20 septembre sous le titre « Escrits de presó » aux éditions Enciclopedia. Equinox publie en français les moments marquants de ce livre historique.
2 novembre
J’ai peur. Je le reconnais. Jamais je n’aurais pensé que je pourrais entrer dans une prison, et maintenant j’y suis. A mon âge avancé, j’aurais imaginé pouvoir vivre mille et une aventures et mésaventures, faisant face à des imprévus, à des hauts et des bas. Mais finir en prison ne figurait pas dans mes plans. Jamais de la vie. (…) C’est vrai, qu’au fur et à mesure que la situation politique se compliquait au fil des derniers mois, il m’était quelquefois passé par la tête l’idée de finir en geôle. J’en avais même parlé avec ma femme Laura, et nos cercles les plus intimes. Cependant, j’avais fini par me convaincre que c’était une possibilité très lointaine et que ça n’arriverait pas. C’est un peu la même chose qu’avec les accidents de voiture: tu t’obstines à penser que ça n’arrive qu’aux autres et que toi tu contrôles la situation.
Les ministres de la Generalitat de Catalunya, Josep Rull, Jordi Turull, Raül Romeva, Carles Mundó, Oriol Junqueras et moi-même sommes entrés à la prison d’Estremera ce soir. (Note d’Equinox: Joaquim Forn se réfère au gouvernement de Carles Puigdemont) Je n’oublierai jamais ce jour. Je ne le digérai jamais, je suppose. Faire face à la prison m’accompagnera tout le reste de ma vie. Je n’en ai aucun doute. Tout le monde le dit, je ne serai pas l’exception.
Le traitement que nous avons reçu du personnel pénitentiaire a été assez bon. Il y a eu une grande différence avec celui des agents de la Guardia Civil qui a été désagréable (…) (Note d’Equinox: la Guardia Civil, la gendarmerie espagnole, a été chargée du transport de Barcelone à Madrid).
J’ai eu une bonne impression du directeur du centre. J’ai passé avec lui un long moment avant qu’il ne m’assigne provisoirement une cellule. Nous avons dû remplir de nombreux formulaires et passer une visite devant le médecin, l’éducateur social et le psychologue (…)
Nous avons reçu un kit d’hygiène personnel avec drap, serviette et couverture. Nous sommes allés dormir car nous étions défaits. Je partage ma cellule avec Oriol. (Note d’Equinox: Oriol Junqueras, vice-président du gouvernement Puigdemont). Nous sommes très fatigués. Plus que fatigué, je suis détruit. (…)
1er décembre
Ce matin nous sommes passés devant le juge. (…) Je suis très nerveux. (…) Les transferts de la prison [au tribunal] sont infernaux. Je les déteste comme je hais peu de choses dans ma vie.
(…) Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Ils nous ont levés à 6h30 du matin et nous ont fait attendre une heure dans la zone d’entrée sécurisée de la prison jusqu’à ce que la Guardia Civil nous emmène au tribunal. Nous étions tous les ministres ensemble. (…) Il y avait Rull, Turull, Romeva et moi dans une fourgonnette de la Guardia Civil. Junqueras et Mundó dans une autre voiture de la Guardia Civil.
Dans la fourgonnette, il y a un petit compartiment complètement fermé et sans aucune vue de l’extérieur, d’une capacité de cinq personnes. Il est éclairé par une faible lumière et ce matin-là, il faisait un froid glacial. Nous étions tous menottés durant ce trajet qui a duré une heure. (…) Rull et moi-même avons été victimes de nausées monstrueuses. Nous étions malades comme des chiens. J’ai dû fermer les yeux, et une sueur froide m’a accompagné tout le chemin.
Arrivés au tribunal, ils nous ont envoyés dans les mêmes geôles que nous avions connues le 2 novembre (Note d’Equinox : jour de l’incarcération en prison préventive suite à la déclaration d’indépendance) (…) La comparution devant le juge s’est déroulée comme prévue. J’ai accepté de répondre aux questions de tout le monde, mais seuls mon avocat et celui de Vox m’ont interrogé. (Note d’Equinox: Vox est un parti d’extrême-droite qui s’est porté partie civile dans l’intégralité du procès contre les leaders indépendantistes). Le procureur ne m’a posé aucune question. J’ai fait ma déclaration durant 25 minutes et je suis retourné dans les geôles par le même chemin qu’à l’aller une heure avant. (…) Pendant ce trajet j’ai pu croiser Turull et Cuixart qui allaient faire leur déclaration. Cuixart n’a pas perdu le sourire et il était physiquement en forme. On a pu échanger juste quelques mots. J’ai aussi vu Jordi Sànchez à l’intérieur d’une geôle. Quand je me suis approché pour le saluer, le policier qui m’accompagnait m’a interpellé verbalement. (….) Menotté, je suis rentré à la prison d’Estremera cette fois-ci en voiture avec Mundó. J’ai pu voir et regarder l’extérieur. Ça m’a plu. J’ai ressenti une sensation bien étrange de circuler au centre-ville de Madrid, en voiture et menotté. Je crois que je devrai attendre longtemps avant de revenir en tant que touriste. Je n’oublierai pas facilement cette expérience humiliante.
Malgré le beau temps la majorité des jours que j’ai passé à Estremera, la température en ce mois de décembre est extrêmement froide, en particulier à la première heure du matin et du soir (…) Un froid qui peut tuer (…) En quittant le tribunal, ils m’ont dit que le juge ne prendra sa décision sur notre libération que lundi. Le week-end arrive, il nous reste encore deux jours de souffrance.
4 décembre
Ce lundi sera un jour difficile à oublier. Depuis la première heure j’étais impatient de connaître la décision du juge. Le show télévisé a commencé tôt. Les médias disaient qu’ils annonceraient la décision à partir de 9 heures du matin. Ils l’ont fait de manière impatiente comme quand on attend de savoir qui sont les gagnants des Oscars. Comme s’ils ne pouvaient pas attendre. Comme s’ils jouaient leur vie. L’information s’est faite attendre plus que prévue. Finalement elle a été rendue publique à 10h45. J’étais dans la salle où l’on pouvait regarder la télévision et j’ai reçu un coup de masse. Comme si le juge m’avait frappé avec une masse directement sur la tête.
Je l’ai vu sur la chaîne La Sexta : « A Junqueras et à l’ex-ministre de l’Intérieur, la remise en liberté est refusée ». Je l’ai lu sur l’écran, sans le son, comme toujours. Le reste des prisonniers qui m’accompagnaient devant la télé ne savaient pas quelle tête faire ni quoi me dire. Je suis allé le dire à Raül qui avait préféré se réfugier dans l’enceinte de la bibliothèque. Il est resté paralysé, muet, sans savoir comment il devait réagir. Plus tard il m’a dit qu’il était convaincu que si nous ne sortions pas tous, lui serait un de ceux qui resterait derrière les barreaux. (Note d’Equinox : Raül Romeva était le ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Puigdemont. Il s’est énormément démené pour internationaliser le processus indépendantiste à travers le monde).
Nous avons mangé ensemble et avant de partir, les ministres ont pu me dire au revoir, parce que les avocats ont fait coïncider les parloirs. Nous ne pouvions pas le croire. Nous nous sommes embrassés comme si c’était la dernière fois. Comme si nous ne nous reverrions plus jamais. Nos grands-parents qui ont fait la guerre nous disaient que les compagnons de tranchée sont plus que des frères. Maintenant je le comprends, ce sont des frères de sang.
Une fois passée la déception, je suis content pour mes compagnons et leur famille. Il me semble évident qu’il est mieux qu’ils puissent sortir en liberté et être avec leur famille, plutôt que nous soyons tous emprisonnés. Au minimum, ça me permet de rêver qu’un jour il y a une possibilité que je sorte d’ici. (…)
23 mars
Aujourd’hui, je me suis réveillé très inquiet par la comparution devant le juge Llarena de six députés du Parlement de Catalogne. Six ! Jordi Turull, Carme Forcadell, Raül Romeva, Josep Rull, Dolors Bassa et Marta Rovira. (Note d’Equinox, après les élections catalanes du 21 décembre les anciens ministres Jordi Turull, Raül Romeva, Josep Rull, Dolors Bassa incarcérés puis libérés ont été élus députés au Parlement de Catalogne)
A la première heure du matin, Pere Soler l’ancien directeur des Mossos d’Esquadra a expliqué que Marta Rovira ne s’était pas présentée devant le tribunal et qu’elle était partie à l’étranger. (Note d’Equinox: Marta Rovira députée républicaine indépendantiste a exercé une forte influence lors de la déclaration d’indépendance de l’automne 2017) Je respecte sa décision, je ne veux pas émettre de jugement, mais il est évident que ceci ne nous aide pas, nous qui sommes en prison: cela ajoute la possibilité du risque de fuite, comme si nous avions l’intention de convertir l’exil en terrain de jeu de la politique catalane.
Les mauvaises nouvelles ont défilé toute la journée. (…) Neuf membres du gouvernement sont accusés de rébellion et de malversation: Carles Puigdemont, Oriol Junqueras, Jordi Turull, Raül Romeva, Toni Comín, Josep Rull, Dolors Bassa, Clara Ponsatí et Joaquim Forn.
Meritxell Borràs, Lluís Puig, Carles Mundó et Santi Vila sont poursuivis pour désobéissance et malversation.
Carme Forcadell, Jordi Sànchez, Jordi Cuixart et Marta Rovira sont poursuivis pour rébellion. (…)
Les membres du bureau du Parlament de Catalogne Lluís M. Corominas, Lluís Guinó, Anna Simó, Ramona Barrufet et Joan Josep Nuet sont poursuivis pour désobéissance.
Les députées Anna Gabriel et Mireia Boya sont poursuivies pour désobéissance.
Il était 16h45 quand j’ai allumé dans ma cellule La Sexta qui annonçait la mise en détention des cinq députés. Quel coup de poing ! J’ai vu les images de Rull et Turull qui disaient au revoir à leurs familles et amis. J’ai eu le moral dans les chaussettes. Ils ont annoncé que les hommes étaient envoyés à Estremera et les femmes à Alcalá-Meco. Quel désespoir ! Je n’ai pas pu manger. Je suis atterré.
Tout cela est… tout cela est si injuste et disproportionné, tellement hors de propos. J’ai décidé de me reprendre vite car à partir de maintenant, j’ai pour but de remonter le moral à mes compagnons qui reviennent en prison. (…)
28 juin
Après souper, j’ai écouté les infos, qui donnent pour acquis notre transfert imminent vers des prisons catalanes. Selon les journalistes, les premiers qui seront transférés sont Carme Forcadell, Dolors Bassa, Jordi Cuixart et Jordi Sànchez. C’est un thème récurrent depuis qu’il y a eu le changement du gouvernement espagnol. Jusqu’à maintenant je n’y croyais plus, mais les réactions du PP et de Ciutadans sont d’une telle virulence que je pense qu’ils vont peut-être vraiment nous emmener dans une prison catalane. Selon le PP et Ciutadans, cela serait le prix que Pedro Sánchez devrait payer pour le vote favorable des partis indépendantistes lors de la motion de censure. Vraiment, ils ne sont pas originaux dans leurs argumentaires.
(…) Je suis d’accord avec la possibilité d’être transféré. (…) Ce n’est pas pareil d’être dans une prison de Catalogne que dans une prison de Madrid. Nos familles et nos amis éviteront un trajet de 1300 kilomètres à chaque fois qu’ils viennent nous voir. Par ailleurs, la proximité géographique avec nos avocats facilitera notre défense.
(…) Le rapprochement est un droit. Je ne tolère pas qu’il serve pour dédouaner ceux qui ont appliqué le 155 ou ceux qui ont regardé ailleurs quand le gouvernement catalan a été emprisonné.