Equinox’Elles a rencontré Carme Ruscalleda, la seule chef femme au monde à avoir sept étoiles au Guide Michelin. Celle qui se décrit comme une autodidacte est une véritable passionnée de sa profession, qui ne s’arrête jamais de cuisiner. De Sant Pol de Mar à Tokyo, en passant par l’hôtel Mandarin de Barcelone, ses plats divins ont trouvé leur place dans différents endroits. Consciente d’être l’une des rares femmes dans son domaine, elle se veut être aussi un exemple.
Mis à jour le 14/09/18
Equinox’Elles: Vous vous décrivez comme une chef cuisinière autodidacte. Depuis quand vous avez cette passion pour la cuisine?
Carme Ruscalleda: J’ai appris d’une façon très naturelle. Je suis fille d’agriculteurs et de commerçants. J’ai des souvenirs de moi dans la cuisine depuis mon enfance.
Mon respect et mon amour pour la nature a influencé mon enfance. J’ai toujours donné un coup de main en cuisine, cela faisait partie des tâches domestiques. Puis, à l’âge de 35 ans, j’ai décidé de traverser la rue où mes parents avaient leur boutique, pour ouvrir mon propre restaurant avec mon mari.
Vous avez ouvert votre premier restaurant Sant Pau à Sant Pol de Mar avec votre mari Toni Balam en 1988 et 3 ans plus tard, vous avez obtenu votre première étoile au Guide Michelin, est-ce que c’était votre objectif de départ? (Carme Ruscalleda a annoncé durant l’été la fermeture du restaurant en fin octobre 2018, ndlr)
Oui, une étoile pour moi est un grand succès car elle confirme que la cuisine est de qualité, qu’elle est originale. Il faut prendre en compte que cette première étoile était en 1991, à un moment où le public avait une certaine image de la gastronomie. Il disait que cette “nouvelle cuisine” était une blague car il y avait rien dans les assiettes mais tout sur l’addition.
D’ailleurs mes voisins disaient “ce sont des assiettes très petites, il n’y a rien dedans”. Mes parents souffraient, ils me disaient “Carme regarde ce que disent les voisins”.
Moi je pensais, ces voisins qui critiquent n’ont jamais été dans mon restaurant, comment peuvent-ils se permettre de critiquer? Quand j’ai eu ma première étoile, ces même voisins ont dit “ah ça doit être sérieux alors”. A ce moment-là, ils ont eu du respect pour ma profession. C’est vraiment merveilleux d’obtenir une étoile, ça m’a permis de faire grandir mon travail, d’embaucher plus de personnes pour m’accompagner, c’est une reconnaissance de la société pour la qualité de ta cuisine.
En 2004, vous ouvrez un second restaurant à Tokyo, qui a aujourd’hui deux étoiles Michelin. Pourquoi avoir choisi le Japon?
On ne pensait pas à ouvrir un second restaurant, ce fut la proposition d’un entrepreneur japonais qui est arrivé à nous. Quand on nous l’a propos, on s’est dit que c’était beaucoup trop loin, on n’y a jamais été.
En parallèle, on a eu une proposition pour Madrid et une autre pour Barcelone. On avait essayé de négocier mais on ne s’était pas mis d’accord. Donc on avait dit à cet entrepreneur japonais “on a pas réussi à se mettre d’accord avec des personnes dans la même langue que nous, comment peut-on réussir avec un traducteur à Tokyo?”. Mais cet homme a tellement insisté, la 3e fois il nous a invité à voyager au Japon. Nous avons passé une semaine à Tokyo. On a visité ses différents établissements, il en possède 45 dans toute la capitale, avec des offres différentes. Il nous a laissé toute la liberté de faire ce qu’on voulait. Une fois de retour, on a cherché des personnes qui accepteraient de vivre cette aventure là-bas puis on a commencé à dessiner le projet.
Sur les 192 restaurants étoilés en Espagne, seules 9,2% de femmes se cachent derrière les cuisines. Est-ce que, plus que d’être chef, vous êtes fière d’être une femme chef ?
Bien sûr que oui. Depuis que je suis petite, j’ai toujours eu ce sentiment que je n’étais pas citoyenne de second rang. Je pense que c’est un bon message pour les femmes. Si tu sens qu’une force t’accompagne, si tu sens que tu es prête à travailler chaque jour avec honnêteté, si tu as tes idées culinaires, tes connaissances et si tu es convaincue que ce que tu as entre tes mains est de qualité, crois en toi. Des fois, il y a des femmes qui se mettent elles-mêmes des barrières professionnelles. Je suis convaincue que dans la restauration et la gastronomie, il peut y avoir de grandes femmes chefs si elles le décident, personne leur interdit d’y arriver. Les écoles sont remplies de filles qui ont choisi librement ce métier. C’est entre leurs mains de décider.
Il faut savoir que je salue toujours les clients au moment des desserts
Comment décririez-vous votre cuisine en quelques mots?
Il y a pas si longtemps j’aurais dit que ma cuisine est catalane et moderne. Catalane en raison des connaissances, car j’ai grandi ici et je suis attachée à la culture catalane. Et je disais moderne pour vouloir faire la moderne. Mais maintenant avec le temps qui passe, ces qualificatifs sont trop courts, ma cuisine est naturelle car je suis très attachée à la nature, libre et émouvante car je cherche à émouvoir le client.
Quel est le meilleur compliment que l’on puisse vous faire?
Il faut savoir que je salue toujours les clients au moment des desserts et des cafés pour percevoir le degré d’émotion chez eux. Ce qui m’émeut le plus c’est quand une personne vient accompagnée d’une autre qui n’est pas convaincue au départ, qui vient pour faire plaisir. Après le repas, cette personne est émue et me dit “je reviendrai”. Et ça, c’est merveilleux. Ceci confirme ce que je disais en début d’interview, comment peux-tu critiquer quelque chose avant de l’avoir vécu?
Vous avez publié plusieurs livres de cuisine, c’est important de rendre accessible l’art de bien cuisiner?
Je suis convaincue que pour la société, le plat proposé par le cuisinier professionnel reste une recette inexpliquée. La cuisine reste quelque chose d’intime et sensuel qui se partage avec les convives. Une recette écrite, c’est comme un cadeau pour la société. J’ai publié un livre récemment qui me rend vraiment heureuse car il s’appelle “La magie de la cuisine” destiné aux jeunes et aux écoles pour leur raconter l’art de servir, cuire, griller ou confire, des techniques qui montrent que cuisiner c’est simple. Il enseigne aussi le respect de la nature et de la santé. Je suis très satisfaite de cet ouvrage.
Est-ce que vous avez déjà raté un plat ?
Bien sûr, mais quand tu es professionnel et qu’un plat n’est pas réussi comme tu l’espérais, tu dois le faire à nouveau et ne pas t’arrêter à ça. Je dis toujours qu’un professionnel sait pourquoi il a raté un plat. Dans la cuisine domestique c’est différent, une personne peut être surprise de réussir ou rater. Le professionnel saura toujours pourquoi.
Je cuisine tous les jours, j’adore être dans mon restaurant, à tous les services
Vous aimez aussi aller au restaurant ou vous préférez les cuisines?
J’adore aller au restaurant. C’est très important de profiter de manger aussi. Quand avec mon équipe on fait un entretien à un futur cuisinier, on demande toujours “dans quel restaurant avez-vous été récemment?”, car ça montrera sa passion réelle pour la cuisine.
Est-ce qu’il y a des jours où vous ne cuisinez pas?
Je cuisine tous les jours, j’adore être dans mon restaurant, à tous les services. Car c’est plus que de la cuisine, j’ai une équipe humaine. Chez Sant Pau, nous sommes 35 personnes au total à travailler et 20 en cuisine. Nous sommes une vraie équipe qui travaille et se corrige, et j’adore ça.
Chez moi je n’ai jamais la flemme de cuisiner, je ne suis pas végétarienne mais je fais une cuisine très végétarienne. Je prépare tous les jours les repas pour ma famille, c’est-à-dire pour mon mari mais aussi mes nièces que je garde certains soirs. Les enfants dînent toujours avec nous. Pendant les vacances, j’aime voyager et connaître d’autres cultures mais surtout manger d’autres cultures.
Vous avez un fils, Raül Balam Ruscalleda, chef au restaurant Moments de l’hôtel Mandarin à Barcelone. Vous lui avez transmis votre passion depuis son enfance?
C’est une personne très créative, qui adore la nature et il m’émeut car il a la même philosophie que moi. Il dit toujours je suis cuisinier par punition, car c’était un enfant qui était mauvais à l’école. Mon père disait “tu dois montrer à cet enfant comment travailler s’il ne veut pas étudier” donc il était dans sa boutique. Mon fils souhaitait retourner à l’école pour être tranquille mais en même temps il a commencé à échanger avec le public et quand la boutique a fermé en 1996 il est passé dans mon restaurant. Il a commencé en bas de l’échelle, à laver les poissons et il est tombé amoureux de la profession. Il est cuisinier par punition mais il est très heureux maintenant d’être chef.
Quel est votre plat ou ingrédient préféré?
Il existe un ingrédient léger et merveilleux que tu peux mettre partout, dans la cuisine crue, les plats frits ou grillés ou même les desserts: l’huile d’olive virgen extra.
Et un ingrédient que vous détestez?
Aucun. Quand je voyage, je suis très curieuse de goûter des plats qui ont l’air bizarres, pour l’instant je n’ai encore rien trouvé que je n’aimais pas.
Comment imaginez-vous votre vie dans 5 ans?
Je dois faire attention car j’ai quand même 65 ans, mais je suis en train bonne santé, je profite de chaque jour, j’adore mon travail. J’espère encore vivre longtemps.
Un nouveau restaurant?
On a beaucoup de propositions, mais on ouvrira un établissement si le projet correspond à notre philosophie. Au printemps dernier, je travaillais avec mon fils au restaurant Moments du Mandarin et maintenant on gère toute la cuisine de l’hôtel. C’est un travail de dingue de coordonner les équipes d’un lieu ouvert 24h/24, mais ça me passionne !