Parler de « marketing spirituel » peut friser l’antinomie ! Mais l’évolution du marketing doit à présent tenir compte des nouveaux désirs des consommateurs qui privilégient le spirituel et la connaissance au détriment du matériel et de la possession. Rencontre à Barcelone avec Giuseppe Cavallo, auteur du livre El marketing de la Felicidad (le marketing du bonheur).
Photos:AD/Equinox
Adieu le marketing classique, perçu de façon négative et accusé de nombreux maux (uniformisation, marchandisation, matérialisme effréné, pratiques commerciales trompeuses et mensongères, etc.) et bienvenue au marketing du bonheur qui pose la question du sens ! L’avènement du digital et l’ère des réseaux sociaux sont l’opportunité idéale pour faire naître de nouvelles valeurs éthiques et responsables. Le marketing a indéniablement un rôle à jouer dans les évolutions sociétales en créant des idées, des valeurs et du sens.
Nous sommes ce que nous faisons. Le marketing du bonheur n’est pas une utopie selon Giuseppe Cavallo, fondateur de l’agence de communication Voxpopuli et auteur de El marketing de la felicidad. Ses diverses expériences dans le monde corporatif jalonnées d’une quête de sens omniprésente – un sens combinant singularité et universalité – l’ont naturellement amené à créer la première agence de communication responsable en Espagne ayant vocation à intégrer une dimension humaniste dans les pratiques du marketing. Chantre de ce nouveau paradigme, il nous accueille dans son bureau de l’Eixample pour partager avec nous ses réflexions inspirantes et nous proposer des outils pour mettre en pratique ce marketing existentiel.
Equinox : Pour Freud, la recherche du bonheur est intimement associée au plaisir alors que pour Viktor Frankl elle est liée à la recherche de sens. Peut-on faire un parallélisme avec l’évolution du marketing ?
GC: Au début du XXe siècle, lorsque le marketing a commencé à devenir une discipline reconnue, les marques ne transmettaient qu’un seul message en communiquant leur capacité à résoudre des problèmes. Prenons l’exemple du savon Dove de Procter & Gamble : la multinationale américaine a connu un succès spectaculaire en lançant un savon qui flottait sur l’eau et qui permettait, ainsi, de ne plus passer son temps à le chercher à tâtons dans la baignoire !
Dans les années 70 et 80 est apparue une façon de communiquer plus émotionnelle. Bernbach avait ouvert la voie avec sa publicité pour la Volkswagen Beetle (think small) avant le boom des années 70 et 80. Citons également l’exemple de la publicité de Marlboro Country. En Espagne, la campagne qui illustre le mieux cette approche émotionnelle est celle qui a été conçue par Toni Segarra pour BMW, « le plaisir de conduire » !
Aujourd’hui, nous assistons à l’émergence d’une communication plus spirituelle et basée sur des valeurs. Dove, par exemple, l’a bien compris en incitant les femmes à s’accepter telles qu’elles sont ou encore Always qui a lancé la campagne « like a girl » pour redonner un pouvoir d’action aux femmes. Récemment, Heineken vient aussi de lancer une campagne visant à promouvoir la compréhension de points de vue différents et leur coexistence pacifique. C’est cette dernière phase qui peut être reliée à l’héritage de Viktor Frankl. Les marques commencent enfin à créer du sens, des valeurs et de nouvelles visions du monde. Selon Christian Felber, auteur de « L’Économie du Bien Commun » et figure emblématique de l’altermondialisme, plus il y aura de sens dans la consommation de biens et de services, plus nous consommerons de façon responsable. Il s’agit d’une création de sens participative qui permet au public de s’impliquer.
La plupart des Européens ne seraient pas affectés si 74% des marques disparaissaient… Le marketing est-il mort, comme l’a affirmé Gerd Gerken en 1994, ou est-il simplement en pleine métamorphose ?
Le marketing est vivant et a un rôle significatif à jouer dans les évolutions sociétales dans la mesure où il peut contribuer à nous rendre plus heureux. Mais il doit s’adapter à ces nouvelles circonstances et à aux changements profonds que sont la globalisation, la marchandisation et la numérisation. Comme l’a justement souligné Zygmunt Bauman, le public, dans sa quête d’identité, s’est tourné vers la consommation. Mais les marques n’ont pas su comprendre qu’elles avaient le devoir sacré de proposer une nouvelle vision du monde, d’où cet éloignement de la part des Européens.
Heureusement, la situation change à présent : les marques communiquent mieux et commencent à créer une cohésion autour des valeurs de l’entreprise. Nous verrons avec le temps combien d’entre elles pratiquent le greenwashing (en donnant l’illusion de prendre en compte des considérations sociales et environnementales) et combien optent pour une approche authentique de l’éthique.
Le marketing du bonheur est un marketing positif pour une économie positive. Cette profusion de bonheur dans les stratégies de marketing ne risque-t-elle pas de provoquer une certaine indigestion ?
Cela s’est déjà produit il y a quelques années avec le concept de « love ». En effet, le livre « Lovemarks » de Kevin Roberts était à la mode et tout le monde ne parlait que d’amour. Maintenant, c’est au tour du bonheur d’être sous le feu des projecteurs et il risque également de perdre son sens et sa profondeur.
Mais le consommateur d’aujourd’hui est plus sophistiqué que jamais. Il sait détecter les marques authentiques qui s’appuient sur des valeurs fortes et leur accorde sa préférence. Prenons par exemple le succès de La Fageda en Espagne, une marque de produits laitiers avec un but clair et un univers de valeurs bien défini.
“Aimer son public, le comprendre dans son essence la plus profonde et le servir avec passion” : telles sont les clés du marketing du bonheur. Comment les applique-t-on ?
Lors de la création de mon agence, Voxpopuli, j’ai senti qu’il me manquait un élément pour établir une connexion avec les besoins et les désirs les plus profonds des consommateurs. Un livre m’a beaucoup éclairé à ce sujet, « Les trois yeux de la connaissance » du psychologue, Ken Wilber. Celui-ci s’appuie sur la définition des trois yeux de Saint Bonaventure pour définir trois niveaux de réalité, de connaissance et d’interaction : le corps, le mental et l’esprit. Comprendre ce simple fait a été fondamental pour moi car cela constitue la base même d’un nouveau paradigme de marketing.
Nous évoluons dans un monde physique où nous avons besoin de solutionner des problèmes pratiques : j’ai besoin, par exemple, d’une voiture pour me rendre à Gérone. Ensuite, à un deuxième niveau, nous ressentons des besoins de type émotionnel : je veux que la voiture soit décapotable pour profiter de la sensation que cela peut me procurer. Enfin, à un niveau plus élevé, se trouvent les besoins spirituels : nous souhaitons que la consommation de biens et de services soit compatible avec notre vision du monde et nos valeurs.
Les consommateurs ne veulent pas seulement être satisfaits, ils aspirent à être plus heureux. Suffit-il de changer de stratégie pour communiquer de façon plus authentique avec eux ?
Le marketing ne cesse d’être un outil à la disposition des marques pour faire des affaires. Ce qui importe véritablement pour l’entreprise, c’est d’avoir un but qui transcende la recherche de profit.
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Je fais partie du mouvement mondial Conscious Capitalism qui est également une philosophie d’entreprise et qui prône la transformation des pratiques entrepreneuriales et la promotion d’une nouvelle économie basée sur l’élévation des consciences. Loin d’adopter une stratégie opportuniste, l’entreprise incarne des valeurs fortes partagées par toutes les parties prenantes.
« Le monde évolue vers un écosystème où tout est partagé, où les marques n’appartiennent plus à l’entreprise mais au public». Le pouvoir est-il désormais dans les mains du consommateur ?
Le consommateur a indubitablement plus de pouvoir que dans le passé et les marques doivent tenir compte de cette nouvelle réalité. La technologie permet d’aider les marques à comprendre en temps réel les choix des consommateurs afin de réagir de façon efficace. On dit que l’utilisation de l’intelligence artificielle, par exemple, changera de façon radicale la création de contenus marketing. Mais tout cela ne doit pas faire oublier le rôle essentiel des marques.
Le public a besoin de sens. Une marque est fondamentalement une plateforme d’identité à disposition de son public. Si la marque n’offre pas de vision globale du monde, elle n’établira aucune relation profonde avec son public. Certaines entreprises l’ont compris et connaissent un succès à échelle mondiale. C’est le cas de Patagonia, la marque de vêtements pour les sports de plein air qui revendique des valeurs éthiques et écologiques. Elle est de plus en plus plébiscitée et récompensée par le public.
Le marketing représente-t-il un simple catalyseur du changement ou est-il un véritable élément transformateur de la société ?
Lorsque l’on nous consulte pour du branding (initier des actions dans le développement positif de l’image et la marque de l’entreprise), nous commençons toujours par un processus d’approfondissement de l’essence de la marque. Nous pourrions parler de voyage dans la conscience de cet être vivant qu’est l’entreprise. C’est un voyage fascinant où naît une magie spéciale qui permet à toute l’équipe de se connecter à la raison d’être de l’entreprise et de partager l’étincelle qui l’a fait naître, le rêve qu’elle représente et l’espoir d’un monde meilleur. Ces moments sont les plus gratifiants pour moi car ils m’incitent à continuer à donner le meilleur de moi-même.
C’est dans ce sens que le marketing peut réveiller le pouvoir des valeurs d’une entreprise. Il ne les crée pas mais il les renforce afin de construire un monde meilleur.
Selon vous, les marques qui perdureront seront celles qui seront capables de remettre l’humain au cœur du marketing. Comment est perçue cette évolution vers un marketing conscient et spirituel ?
Le marché offre une pléthore d’exemples de marques qui avancent grâce à des valeurs humanistes et qui finissent par atteindre la dimension spirituelle du marketing. J’ai mentionné la marque Patagonia mais il y a également Unilever qui œuvre pour la défense de notre planète ainsi qu’une multitude d’autres exemples.
En Espagne aussi, on retrouve ces entreprises qui sont nées avec une mission plus spirituelle comme par exemple Ecoalf, qui est une entreprise de mode produisant des vêtements à partir de matériaux recyclés et dont le slogan est « Because There Is No Planet B ». Elle connaît un vif succès et elle deviendra une marque importante en Espagne dans un futur proche. Ce qui unit toutes ces marques, c’est l’engagement authentique de la part du leadership de l’entreprise. Sans cet engagement, les mots restent des mots face aux premières difficultés rencontrées.
Pourquoi les mentalités évoluent-elles aussi lentement lorsque le marketing responsable permet de réaliser des bénéfices à tous les niveaux (image, création, valeur financière, innovation, relation avec les clients, loyauté durable, etc.) ?
Nous devons créer une forte culture d’entreprise. Le travail de l’entrepreneur ou du chef d’entreprise est un travail plein de responsabilités et de complexité. La prise de risque n’est pas aisée et transformer le marketing d’une entreprise comporte une dose de risque. Le nouveau paradigme de marketing peut surgir si un changement culturel se produit à tous les niveaux de l’entreprise. Mais je dois reconnaître, par expérience, que lorsqu’un chef décide d’initier ce changement, il active un mouvement positif qui se répercute sur toute l’entreprise et apporte rapidement des bénéfices. Les employés s’alignent sur les valeurs, la culture commence à évoluer, la motivation s’accroît et le marché répond favorablement.
Vous évoquez le pouvoir transcendant de l’amour pour la gestion d’une entreprise ou d’une marque…
Dans la Divine Comédie, le poète médiéval italien Dante Alighieri écrit: « C’est l’Amour qui fait bouger le soleil et les autres étoiles. » L’amour est l’énergie primordiale qui fait bouger tout l’Univers. Comment pouvons-nous penser que cette énergie ne s’applique pas au marketing ?
Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux jeunes qui débutent dans le secteur?
Ma génération laisse un monde dans un triste état. Nous avons commis des erreurs mais fort heureusement, nous sommes en train de remédier à cette situation en semant une petite graine porteuse d’une nouvelle vision du monde. Cette graine doit évidemment se transformer et donner des fruits dans toutes les disciplines. Les jeunes qui travailleront dans le marketing ont le devoir de prendre soin de cette petite graine car si elle est fertile, nous pourrons vivre dans un monde plus heureux, plus juste et plus responsable.
Barcelone est-elle un lieu propice à la co-construction de ce nouveau monde?
La sensibilité spirituelle croît partout et n’a pas de frontières. Mais il est vrai que Barcelone est une ville qui fait de ses habitants les acteurs du changement, qu’il s’agisse d’acteurs locaux ou de la communauté internationale. Barcelone est, à mes yeux, un lieu privilégié d’opportunités.