On les reconnaît grâce à leur bruit métallique répétitif. Les vendeurs de bouteilles de gaz parcourent les rues de Barcelone au quotidien. Mais ce bruit, insupportable pour certains, représente pour ces travailleurs l’espoir de gagner quelques euros. Reportage.
Photos: C.Meyer/Equinox
Tout Barcelonais a déjà entendu ces vendeurs de butane (ou butaneros en espagnol). Ils annoncent leur présence en tapant un bout de fer sur une bouteille de gaz pour que le bruit résonne à travers les rues. Une technique qui leur permet de trouver des clients et de gagner ainsi quelques euros… Ils sont pour la plupart Pakistanais, et portent le plus souvent des vêtements officiels de Repsol, l’une des plus importantes sociétés énergétiques privés en Espagne et au monde (1,86 milliard de bénéfices nets en 2015). Pourtant, ces livreurs ne sont pas directement employés par Repsol et travaillent dans des conditions dignes d’un autre siècle. Au vu et au su de tous.
“J’ai un contrat mais je n’ai pas de salaire”
Amir* habite à Barcelone depuis 7 ans. Avant, il faisait des travaux de peinture à Paris. Depuis 5 ans, il vend des bouteilles de gaz butane pour Repsol, dont il porte le tee-shirt. Il travaille du lundi au samedi de 9h à 15h. Le vendeur affirme avoir un contrat sur lequel est inscrit le nom de Repsol, mais il ne touche pas de salaire. “Je gagne de l’argent sur les pourboires, j’essaye de revendre une bouteille plus chère que le prix à laquelle je l’achète, afin de garder pour moi la différence (…) mais il y a des fois où je ne gagne rien, si les gens ne veulent pas donner de pourboire” explique-t-il tout à fait naturellement. Amir achète directement les bouteilles à des chauffeurs de camions, qui sont des distributeurs de Repsol. Il essaye de revendre une bouteille de 12,5 kg aux alentours de 20-22 euros, alors qu’il l’achète 18. L’arrivée de l’hiver le rassure “dès qu’il fait froid, les gens ont besoin de chauffage, donc on vend beaucoup, à des personnes âgées mais aussi à des jeunes”.
Quelques rues plus loin, Souleymane* est lui aussi à la recherche de clients. Il est depuis 15 ans vendeur de bouteilles de gaz à Barcelone. Il travaille 6 jours sur 7, mais ses horaires varient “des fois c’est le matin, le midi ou bien l’après-midi”. Lui non plus ne touche pas de salaire. “J’ai seulement des pourboires. La majorité des gens donnent un pourboire, car ils savent que c’est mon seul moyen de gagner de l’argent, ça peut être cinquante centimes, un ou deux euros. Mais je ne peux pas réclamer de pourboire, les gens me donnent ce qu’ils veulent”. Souleymane admet que c’est un travail difficile “c’est vraiment dur, je dois monter les escaliers et tous les jours je marche dans la rue”. Est-ce que ça lui arrive de prendre des vacances? Il rit en entendant la question: “ça dépend de moi, si je veux en prendre.”
L’homme a travaillé durant plusieurs années pour des distributeurs Repsol, mais il est depuis quelques mois chez Cepsa un concurrent qui détient 15% du marché espagnol des bouteilles de butane (Repsol en détient 75%). Selon plusieurs vendeurs interrogés, les distributeurs de Cepsa proposent des contrats de trois ou quatre heures par semaine afin de leur verser seulement quelques centaines d’euros par mois. En réalité, les vendeurs travaillent plusieurs heures par jour.
Repsol ni supris ni ému
Malgré leurs conditions de travail très difficiles, il semblerait que les vendeurs ne se plaignent pas. Contacté par Equinox, le Syndicat de Greuges de Catalogne (équivalent du Médiateur de Région en France), affirme n’avoir “jamais reçu de plaintes” de la part des travailleurs. José Antonio Martínez Sánchez, le Syndicat des Travailleurs de Repsol, a même été “très étonné” par cette question. Le porte-parole affirme n’avoir jamais entendu “un truc pareil” et que ceci n’est sûrement pas la responsabilité de Repsol. Si des gens achètent des bouteilles pour les revendre par la suite, « l’entreprise n’y peut rien » selon lui.
Contacté par Equinox, José María De Lara, responsable de communication de Repsol, ne semble quant à lui ni surpris ni ému de la situation des livreurs. Il explique que son entreprise passe des contrats avec des distributeurs et ce sont eux qui sont responsables des conditions de travail de leurs employés. “On ne sait pas ce qu’il se passe par la suite. Nous sommes juste le produit”. La réponse reste la même lorsqu’on interroge Repsol sur la responsabilité morale.
Un discours pas très en phase avec le Code de l’Ethique élaboré par l’entreprise pétrolière. Dans la préface de ce document de 30 pages, Josu Jon Imaz, conseiller délégué de Repsol, rappelle l’engagement du groupe pour que « le maintien de hauts standards éthiques […] restent une aspiration dans notre relation avec nos partenaires, fournisseurs et les entreprises avec lesquelles nous collaborons ». Le document invite également les employés de Repsol à être particulièrement vigilants à « toute indication que l’entreprise ou ses partenaires commerciaux ne seraient pas à la hauteur de nos engagements avec les Droits de l’Homme et de responsabilité sociale ». Difficile de faire plus clair.
Enfin, si l’entreprise se désolidarise de ses distributeurs comme elle nous l’indique, pourquoi les vendeurs de rue portent un vêtement avec le logo et la marque Repsol? « C’est pour aider les clients à reconnaître la marque et aider les indépendants à vendre » poursuit le responsable de communication sans s’étonner de ses propres contradictions.
Une discrimination ?
Au-delà des conditions de travail, le problème de la discrimination se perçoit en filigrane. La majorité des vendeurs de bouteilles de gaz sont d’origine pakistanaise. Pour Alba Cuevas, la porte-parole de SOS Racisme à Barcelone, nous “pouvons penser que nous sommes face à un racisme social car la société est habituée à voir des travailleurs dans un secteur d’une seule nationalité, sans que cela ne choque”. Elle ajoute que le cas des vendeurs pakistanais se retrouve dans d’autres activités de la ville, comme les “vendeurs ambulants qui sont majoritairement sénégalais et les femmes de ménage qui sont latino américaines”. Ce type de situation s’explique par le fait “qu’une personne sera plus rassurée de s’intégrer dans un groupe avec des personnes de la même nationalité”.
Alba Cuevas confie également que les mauvaises conditions des vendeurs de bouteilles de gaz sont connues, même si l’organisme n’a jamais reçu de plainte de leur part: “Ce sont souvent des personnes en situation de précarité qui ont peur de perdre leur emploi”.
Des habitants agacés
En plus des mauvaises conditions de travail, un autre problème se pose: le bruit. Certains Barcelonais ne le supportent plus. Il y a deux ans, un certain Pedro Muñoz a lancé une pétition sur le site change.org nommée “application de la norme de contamination acoustique des distributeurs de gaz butane”. Elle demande à la Guàrdia Urbana, police municipale de Barcelone, “d’appliquer les normes de cohabitation”. Cette pétition est encore signée aujourd’hui par des internautes.
La pollution acoustique a également été dénoncée par María Assumpció Vilá, du Syndicat de Greuges de Barcelone. Elle a adressé un rapport publié en mai 2016 à la mairie, sur les “mauvaises pratiques de la vente de bouteilles de gaz butane”. Contacté par Equinox, le Syndicat explique que les vendeurs “font trop de bruit, en plus ils augmentent les prix des bouteilles ce n’est pas normal (…). Mais on dénonce aussi les mauvaises conditions dans lesquelles ils travaillent”. À l’heure où nous écrivons ses lignes, le Syndicat affirme de pas avoir reçu de réponse de la municipalité, mais “nous allons insister pour en obtenir une”.
Ce problème de pollution sonore ne semble pas être l’une des priorités de la mairie. Clara de Yzaguirre, du département de l’écologie chargé de ce sujet, nous a affirmé recevoir peu de plaintes. “Même si le bruit est gênant, il ne dépasse pas les niveaux sonores non autorisés. Nous installons une équipe extérieure dans les lieux problématiques pour contrôler. Puis nous transmettons les plaintes aux responsables du bruit et c’est à eux d’en parler à leurs distributeurs (…). Cepsa a même prévu une campagne informative pour rappeler qu’il est possible de demander le gaz butane par téléphone”.
Pour le moment, la vente de bouteilles de gaz n’est pas prête de s’arrêter et aucune amélioration des conditions de travail ne se profile à l’horizon. Les vendeurs continuent de parcourir les rues de la ville, été comme hiver, dans l’espoir de gagner quelques euros.
*les noms ont été changés car les vendeurs ont souhaité garder l’anonymat.